Minus One, œuvre créée pour Les Grands Ballets Canadiens de Montréal à partir de sept pièces du chorégraphe Ohad Naharin ; assistant du chorégraphe : Yoshifumi Inao ; éclairages : Avi Yona Bueno ; costumes : Rakefet Levy ; assistante : Hadar Sobol. Spectacle présenté au Théâtre de Maisonneuve de la Place des Arts (Montréal) du 23 mars au 1er avril.
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La dame en rose, celle choisie au hasard dans le public et qui semblait tout droit sortie de Danse avec les stars ou Incroyable talent ; la danseuse aux allures de drag-queen vêtue de plumes et qui fait du lip sync sur ses échasses assurant ainsi la transition entre deux tableaux ; ces danseurs/soldats qui marchent au pas d’un bout à l’autre de la scène, ensemble vers une révolution, mais quelle révolution ? Celle d’un peuple ou d’une génération, celle d’un sexe ou d’une profession, celle d’Ohad Naharin ou la nôtre. Révoltons-nous en beauté ! Voilà ce que je retiendrai de Minus One.
Public, prépare-toi, tu seras peut-être parmi les quelques chanceux choisis au hasard, ou presque, par les danseurs des Grands Ballets. Ils te feront un signe puis t’inviteront à monter sur scène, devant nous, avec eux. Le temps d’une danse, ou deux, tu rejoindras la troupe et prendras part au spectacle. Quelques minutes durant, tes aptitudes de danseur importeront peu, ce qui comptera par-dessus tout, ce sera ta capacité à lâcher prise. C’est ce qu’a fait la dame en rose. Sexagénaire sélectionnée par un des danseurs, elle nous a impressionnés. Du chachacha à la valse, rien ne semblait l’arrêter. Après un tableau commun avec les spectateurs devenus danseurs, tous sont allés s’asseoir, sauf elle. Nous avons eu le droit à un slow supplémentaire, un moment de tendresse offert au public pour notre plus grand plaisir : la dame en rose et son danseur au centre encerclés par le reste de la troupe.
Nombreux sont les tableaux de groupe réunissant les 26 interprètes sur scène. Ces révolutions chorégraphiées par Ohad Naharin sont sa signature, celle d’une danse politisée. Minus One ouvre avec la phrase suivante : « L’illusion de la beauté et un mince fil qui sépare la folie de la raison, la panique derrière le rire et la coexistence de la fatigue et de l’élégance… » Les lumières s’allument, les danseurs portent des costumes noirs sur leurs chemises blanches, des souliers et des chapeaux noirs, ils sont assis sur des chaises en bois et forment un arc de cercle parsemant la scène. Les tambours résonnent, c’est le début de « Echad Mi Yodea », chant traditionnel juif israélien qui retentira durant sept minutes et remplira le Théâtre de Maisonneuve pour bien débuter.
Tu reconnaîtras certains mouvements répétés à outrance au fil de la danse, tu ne sauras pas exactement combien de fois. Tu essayeras peut-être de les compter. Tu ne comprendras pas nécessairement l’hébreu, mais tu auras l’impression d’entendre plusieurs fois la même phrase, les mêmes mots. Tu as raison ; « Echad Mi Yodea » est ce que l’on appelle une chanson cumulative, elle commence avec une phrase, à laquelle on ajoute une seconde phrase tout en répétant la première et ainsi de suite. Ici, Naharin associe un mouvement à chaque phrase ; les danseurs se tiennent le visage, posent les mains sur leurs genoux, bougent la tête, miment un coup de poignard en pleine poitrine, le tout parfaitement synchronisé.
Naharin s’approprie ce chant traditionnel et le transforme, à sa façon, en hymne révolutionnaire. Bien que les paroles évoquent des éléments de la religion juive, le chorégraphe s’en sert pour faire passer un tout autre message. Il ne critique pas la religion, mais nous permet de prendre conscience des paroles de cette comptine pour enfants. Ici, « Notre Dieu qui est présent sur la terre comme au cieux », résonne comme un cri de révolte des danseurs. Naharin et sa troupe en font leur Dieu, celui du peuple juif, celui des interprètes, et pourquoi pas un Dieu de la danse qui veillerait sur eux.
Malgré les vêtements qui volent au centre de la scène au fil des refrains, ce tableau n’a rien d’un strip-tease profane ou d’une provocation gratuite. En retirant un à un les différents éléments de leurs « costumes », les danseurs s’abandonnent à la musique et se révèlent tels qu’ils sont, hommes ou femmes vêtus des mêmes dessous gris sans le moindre artifice. L’égalité règne tout au long du spectacle ; que ce soit dans les tenues vestimentaires ou dans les cheveux portés courts ou attachés, on ne cherche pas à savoir qui est qui, on apprécie le tout.
Au fil des chorégraphies, tu remarqueras peut-être un danseur, le dernier, celui qui ne chante jamais le refrain avec les autres et qui se jette sans cesse à plat ventre sur le sol. Peut-être seras-tu davantage intrigué par celui qui se tient debout sur sa chaise quand tous sont accroupis. Cette masse révolutionnaire les regroupe tous, moins un. Quel que soit le tableau, peu importe le nombre de danseurs, il y en a toujours un qui sort du lot. On le remarque sans trop le remarquer, l’emphase n’est pas sur lui, elle est davantage sur « lui dans un groupe », sur ce « moins un » dans un tout. On ne cherche pas à le pointer du doigt, on ne lui reproche pas sa différence, on montre simplement qu’elle existe. Le reste du groupe l’accepte. Il se joindra d’ailleurs souvent à eux à la fin des tableaux. Danseur ou danseuse, peu importe son sexe, son genre, son orientation sexuelle, il est le Minus One.
Naharin en profite pour donner littéralement la parole à ses danseurs. Au-delà de leur gestuelle, les voix des interprètes forment la trame sonore de plusieurs tableaux. Pendant que les danseurs/soldats traversent la scène, le Minus One reste en arrière du groupe et performe un solo sur sa propre voix-off. On apprend entre autres qu’une danseuse a perdu sa sœur à l’âge de 12 ans dans un accident de voiture et qu’après deux ans de fauteuil roulant et de rééducation, elle s’est remise à marcher et a décidé de danser. L’interprète suivant se confie lui aussi au sujet de sa condition physique : à la suite des recommandations d’un médecin, sa mère l’inscrit à tous les cours de claquettes et d’aérobie possibles pour faire transpirer son fils. Ce dernier a pris goût à la danse et a choisi d’en faire son métier. Des histoires légères aux drames familiaux, des questionnements personnels aux anecdotes du quotidien, tu découvriras les interprètes un à un, tu les identifieras peut-être plus facilement et puis tu oublieras qui est qui, tu retiendras simplement le tout.
C’est là que réside la force de Naharin ; il ne crée pas seulement des chorégraphies révolutionnaires, il utilise la danse pour répandre sa vision du monde. Un monde dans lequel nous sommes tous égaux, mais où nos différences enrichissent l’ensemble que nous formons ; un monde où le danseur est vénéré et où fatigue et élégance coexistent le temps d’une douce révolution.
crédit photos : John Hall