Until the Lions, chorégraphie, direction et interprétation : Akram Khan, avec Ching-Ying Chien, Joy Alpuerto Ritter ; musique : Sohini Alam, David Azurza, Yaron Engler, Joseph Ashwin ; composition : Vincenzo Lamagna et collectif ; texte et scénario : Karthika Naïr ; décor : Tim Yip ; lumière : Michael Hulls ; dramaturgie : Ruth Little. Une production Akram Khan Company et Colas, présentée par Danse Danse à la Tohu (Montréal), du 17 au 25 mars 2017.
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Que faudra-t-il faire pour que la femme soit vraiment l’égale de l’homme ? Qu’elle se batte et le mette au tapis. C’est ce que conte Until the Lions (2016), qui signifie Quand les lions raconteront eux-mêmes… la chasse dont ils sont victimes. De ce renversement des rôles naît le cycle d’une nouvelle ère, appelée par Akram Khan, figurée ici par un grand cercle, un tronc d’arbre tranché sur lequel les danseurs évoluent, admirables sur 360 degrés.
Au poème Until the Lions de Karthika Naïr (2015), Akram Khan et son équipe appliquent leur style : une vision nietzschéenne d’un grand cycle héroïque, où la musique et la danse, dans un Kathak indien revisité par une gestuelle contemporaine guerrière et surpuissante, fait valoir l’immense expérience de Khan en matière ethnologique et dansée.
La rigueur de Khan dans ses rythmes indiens complexes, qu’il adapte à divers instruments et traditions, son goût des formes sérielles, sa propension narrative aux redoublements et aux dédoublements légendaires, son élégance et son sens de la beauté, sa maîtrise des rotations extatiques, enfin son amour des arts martiaux figurent ici une époustouflante lutte à mort entre un grand guerrier mâle et une revenante. Une déesse à deux corps magnifie la métamorphose féminine, par laquelle elle exercera sa volonté de se venger.
Une colère souveraine
Sous une tête d’homme coupée, brandie au bout d’une pique – effrayante idole ou symbole des exécutions par le sabre −, on assiste à un grand combat sur des chants poignants et des rythmes martelés férocement. Empruntant l’animalité léonine pour mieux attaquer, se battre et reprendre ses forces, les danseuses exécutent tour à tour des solos et des duos avec le maître. Interprété par le charismatique Khan au corps dense, plombé en dépit de sa grande motilité, celui-ci est relégué, force de cette histoire, au second plan.
À l’origine, Amba, héroïne du Barathanatyam − référence favorite de Khan qui dansa dans la fameuse mise en scène de Peter Brook (1985) −, est une danseuse du temple de Shiva, aux 108 pauses répertoriées. Amba, déesse de la terre, a épousé Vishnu, dieu de l’océan, qui la maltraite, la brutalise et se rit de sa vie. Cette tradition, déclinée diversement entre rois et princesses, met en lumière le suicide d’Amba, qui se réincarne en esprit mâle de la forêt pour confronter le viril seigneur, dans le chaos du monde perturbé.
Dans les huit rasa hindous, codifiant le théâtre, la musique et danse, figure rudra, grande force de colère déployée lorsque de redoutables désirs mettent en contact la violence physique et mentale avec l’énergie protectrice et bénéfique de la justice, de l’amour et de la paix. Khan y puise sa dramaturgie athlétique : au répertoire inépuisable des mythes, musiques et danses du rudra, il instille sa virtuosité dynamique. Suprême dépense d’interprètes invulnérables, la grâce féminine décline ici sa fluidité, sa résistance et son adresse à manier le bâton martial, comme la lutte et l’autodéfense.
Incorporations mythiques
Un autre rasa est aussi convoqué : vira, l’héroïsme, que Khan incorpore dans sa chorégraphie du couple, où les bras, les mains et la tête renversée expriment le courage, la détermination sans peur et une grandissante émotion. Vigoureuse et gymnique, la danse féminine fait ici appel à des contorsions comme aux mouvements rituels indiens, dépouillés de leur lenteur figée. Ce croisement interethnique unique est redevable en fin d’analyse à la danse contact et aux techniques Graham/Cunnigham.
Toute cette adresse versatile épate et fascine. Khan insiste sur la composition collective; ici, un an de recherches avant les quatre mois en studio pour la création. Quelle nationalité n’a-t-il pas incluse dans ses pièces, soit par la danse soit par la musique (jusqu’aux personnalités phares d’Israël Galvan, Juliette Binoche et Sylvie Guillem) ? Les principes mathématiques qu’il applique aux rythmes et séquences dégagent l’essence du vocabulaire Kathak, tout lui permettant d’introduire des couleurs locales variées. L’esprit des chorégraphies flamandes, qui l’a aussi formé, n’en est pas absent.
Until the Lions est une superbe recherche sur les genres, ce qui les conditionne et les transcende, et la preuve qu’une femme peut physiquement en sortir gagnante. Dans son corps, elle endossera les vertus masculines et les renversera, obtenant réparation et admiration, à l’aube d’une civilisation, la nôtre, en pleine métamorphose.
crédit photos : Tristram Kenton