Le déclin de l’empire américain, adaptation de Patrice Dubois et Alain Farah d’après le scénario de Denys Arcand ; mise en scène de Patrice Dubois ; avec Sandrine Bisson, Dany Boudreault, Marilyn Castonguay, Patrice Dubois, Éveline Gélinas, Alexandre Goyette, Simon Lacroix, Bruno Marcil et Marie-Hélène Thibault ; production du Théâtre PÀP présentée au Théâtre Espace Go (Montréal) du 28 février au 1er avril 2017.
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La programmation des théâtres est une chose fascinante. On peut évidemment tisser des liens entre les différentes œuvres pour suivre la logique de la direction artistique, mais il arrive aussi que deux pièces se répondent de manière inattendue. Pour souligner les trente ans du Déclin de l’empire américain, film-culte de Denys Arcand empreint de cynisme et de désillusion, le Théâtre PàP propose, à l’Espace Go, une adaptation du scénario d’Arcand. Dans les murs du même théâtre, quelques semaines auparavant, Olivier Choinière attaquait la société québécoise contemporaine avec son pervers Manifeste de la Jeune-Fille. Choinière s’en prenait aux discours qui occupent l’espace public – tous susceptibles d’être vidés de leur essence, puis pervertis et violemment récupérés par le discours opposé –, mais aussi à toute l’économie du milieu théâtral, des créateurs aux critiques en passant par le public. Au sortir de l’adaptation signée Alain Farah et Patrice Dubois, c’est la proposition de Choinière qui résonne encore sur les planches de l’Espace Go.
Après le déclin, le déluge
La pièce s’ouvre sur la scène du salon de massage – où Bruno vit une « expérience physique et intellectuelle inoubliable » en rencontrant Sophie – plutôt que sur un cours d’histoire donné par le personnage de Rémy, comme dans le film, seule distance que prennent Farah et Dubois par rapport à la structure narrative. D’un côté, les hommes préparent le souper en parlant de cul, de l’autre, les femmes font de même en faisant du yoga et, comme dans le film, aucun sujet n’est tabou pour eux : le mariage, la fidélité, la libido, le célibat, la taille du sexe masculin, les mérites des Africains ou des Italiens au lit, l’odeur des unes et des autres, la séduction, l’échangisme, le sadomasochisme et j’en passe.
Le nouveau Déclin reprend essentiellement les thèmes du film : on y présente une génération d’intellectuels déconnectés du monde dont le cynisme n’a d’égal que l’obsession pour le corps, le sexe, le cul, la « fourre » comme seule manière d’encore se sentir vivant (interprétation renforcée par la scène du salon de massage placée en ouverture du spectacle). Et c’est précisément là que le spectacle déçoit d’abord. En reprenant parfois textuellement les mots d’Arcand, la pièce rappelle surtout que le film a vieilli ; trente ans plus tard, ces sujets ne sont plus tabous.
L’infidélité et l’expression du mal-être de l’homme blanc dans la quarantaine, sujets centraux du film, ne sont certainement pas nouveaux et ni le texte, ni la mise en scène n’arrivent à les renouveler, si bien que l’ensemble lasse plus qu’il réjouit ou choque. La grande déception, devant le nouveau Déclin, c’est de voir que Farah et Dubois ne transforment pas vraiment les discours d’Arcand, sauf sur la question du déclin. Le personnage de Marie-Hélène (jouée à l’écran par Dominique Michel) lance un livre qui s’intitule maintenant Après nous le déluge ? et suppose, contrairement au film, qu’il n’y a pas de déclin puisqu’il n’y a jamais eu d’âge d’or. Plutôt, l’histoire serait constituée de cycles continuels, où tout se répète, ad vitam aeternam. Mais qu’on parle de déclin ou de déluge, c’est un peu bonnet blanc et blanc bonnet. Au final, les constats que posent les personnages et la pièce sont les mêmes : le bonheur est illusoire (la débarque que prend Catherine lorsqu’elle apprend que Patrice a couché avec Marie-Hélène en témoigne) et tous redoutent le vieillissement, que ce soit dans l’ennui du vieux couple ou dans la solitude abrutissante du célibat.
La mise en scène de Dubois aurait pu contrebalancer la préciosité des intellectuels, mais elle reste, à l’image des personnages, plutôt propre. L’aire de jeu est faite d’une estrade disposée au centre de la scène au-dessus de laquelle descend un gros cube, menaçant les corps d’être écrasés à tout moment par le décor de Pierre-Étienne Locas ; à gauche, la cuisine, à droite le vestiaire du gym. À tour de rôle, les hommes et les femmes s’échangent la place sur l’estrade tandis que les transitions sont marquées par une musique plutôt rock. L’ouverture du spectacle promettait pourtant un peu de folie, avec ce strap-on que met Bruno avant de se faire masturber par Sophie. Mais pourquoi, alors, styliser tous les autres actes sexuels sans aucune forme de nudité ? L’effet comique est là, l’incongruité surprend, mais ce détail est signe d’un problème plus large : la mise en scène de Dubois est efficace, mais peu inventive. De quoi laisser les spectateurs aussi déçus que Marco, qui espère arriver dans une orgie après avoir entendu les gars parler de cul tout l’après-midi…
Les intellos et le monde
Alors ? Pourquoi fallait-il dépoussiérer Le déclin si ce n’est que pour reproduire les mêmes constats ? Pour sortir, trente ans plus tard, du pessimisme qu’Arcand imposait, en essayant cette fois de donner aux personnages un surplus de tendresse et de sentiments ? Peut-être. Pour donner à Marco l’occasion de faire une tirade sur la réalité du « monde ordinaire », de centre-droit-mais-au-grand-cœur ? Ça a bien le mérite de nous rappeler que les intellos et artistes du Déclin sont des privilégiés de la société (malgré leurs doléances), déconnectés du monde réel ; mais ça, les spectateurs l’ont déjà compris, d’autant plus que la tirade est balayée du revers de la main par tous les personnages aussitôt que Marco sort de scène.
Et je reviens alors à Choinière, comme si Le déclin de l’empire américain avait éclairé, rétrospectivement, le Manifeste de la Jeune-Fille. Je repense à ces discours sociaux récupérés, pervertis et démontés par Manifeste avec une efficacité redoutable et, surtout, à cette charge contre les pièces qui veulent « faire réfléchir » ou éveiller la conscience du spectateur. Contre les pièces bien faites, bien produites, bien jouées, mais aussi bien propres, qui confortent public et créateurs confondus dans l’idée que le théâtre, ça transforme, ça subvertit, ça brasse la cage et dont l’intérêt et l’impact restent finalement bien minimes. Des pièces exactement comme Le déclin.
crédit photos : Claude Gagnon