Alina Dumitrescu, Le cimetière des abeilles, Montréal, Triptyque, 2016, 190 pages.
///
« Je construis lentement mon continent parallèle »
– Alina Dumitrescu
On ne change pas de peau, en quittant son pays et sa langue, comme on change de vêtement. On le voudrait, que l’ajout d’une couche identitaire ne se ferait pas sans perte. Pourtant, comment exister pleinement sans quitter le cocon matriciel de l’enfance et sans qu’il soit ni banal ni étrange de migrer en maturité?
Dans un récit constitué de fragments de mémoire, Le Cimetière des abeilles, Alina Dumitrescu s’étonne de ce que vivre dans une langue seconde lui a imposé. Passer du roumain au français du Québec a signifié accepter de diviser, de soustraire, d’additionner des inconnues. Mais était-ce si mathématique ? N’y avait-il pas un reste, le résidu inassimilable d’une opération inachevée, voire impossible ?
Sans dresser de bilan, l’écrivaine refait le tracé d’un grand rêve. S’en est-elle réveillée ? Quelles images garde-t-elle du reste incontrôlable, ce bagage culturel estampé au passage de la frontière franchie sans retour ? Y a-t-il un havre pour qui change de langue ?
Choisir sa langue…
Dans le pays natal, « déboussolé » à force de mensonges et de dénonciations, les jeux et les rites avaient été des « passages secrets », qui l’éloigneraient du réel mortifère : les enfants enterrant fourmis, abeilles, libellules, poupée ou chien crevé ne préparaient-ils pas l’implosion de la vie ? Combien de temps peut-on cacher ses trésors interdits dans le piano à queue ou dans la ruche des abeilles ?
Lorsque, au départ de la narratrice pour Montréal, munie de ce précieux passeport dans lequel il est écrit en trois langues « citoyen roumain domicilié à l’étranger », de rapaces officiers roumains ont confisqué ses effets personnels − cadeaux de famille, bijoux, toutou d’enfant, … −, l’offense du vol s’est ajoutée aux formalités absurdes et aux bakchichs épuisants de l’émigration. Ces extorsions et ces humiliations n’étaient pas issues de l’imagination de Tzara ou d’Ionesco ; c’était des trouvailles d’alcooliques, écrit Dumitrescu, et les mâles y établissaient leur domination. « Je rêve d’évasion, j’ai 12 ans », écrit-elle maintenant en français. Cet état de servitude ne préparait-il pas, une génération plus tard, la révolte des jeunes Roumains qu’on constate aujourd’hui ?
La nouvelle langue de Dumitrescu passe par l’imaginaire, sans que ses enfants voient comment la lignée a courbé. Irrémédiablement, le télescopage de la mémoire et du présent fabrique une irréalité à deux pans d’histoire vraie.
Aux vides entre les souvenirs de Dumitrescu succède l’étrangeté d’être allée si loin. Les bricoles du passé sont si près, si chères soudain, lorsque la nomination dans la nouvelle langue vient à manquer ! Le passé ne flotte-t-il pas, avec ses connotations démodées, dans l’espace immense du Québec ? Ces fragments à deux temps du Cimetière des abeilles touchent par leur charge inconsciente. L’angoisse filtre « sous le seuil du traduisible ».
Elle revoit sa minorité protestante, privée de sépultures décentes. On pensera à Herta Müller, prix Nobel 2009, qui a dit la déchirure entre Roumains orthodoxes et Roumains d’origine allemande. Plus doux, absurde, tendre et drôle, Le cimetière des abeilles voit l’adolescente devenir adulte sur une ligne de crête, d’où lui est apparu la vertu de changer de langue et de culture. Elle y demeure fidèle à son rêve, mais le défi perdure : « Il faut être à la hauteur, montrer patte blanche, mériter son nouveau pays. », écrit-elle de cette adaptation.
… et l’habiter pleinement
Partir révéla donc un nouveau potentiel d’insolite, ce « brouillard », ce « sentiment d’imposture, de non-droit » qui la séparait encore de sa nouvelle communauté. Fini l’idéal, comment naitre ici à la parole ? Il lui fallut notamment détrôner cette France qui vantait sa langue comme la clé du bonheur. Cependant, « un voile de lumière » − l’expression revient – laissait miroiter l’avenir meilleur.
Elle buta, tomba et recommença pour être à la hauteur de l’objectif. Comme Gaston Miron dans sa langue d’« homme rapaillé », qui a inscrit son indignation et sa tristesse à l’endroit du pays natal dans ses poèmes, l’identité d’un écrivain se joue sans cesse entre sa sensibilité et la collectivité, elle-même incertaine, dans laquelle il cherche sa place.
Malgré la rupture, les pertes et la flottaison dans l’« irréel », l’« apesanteur », Dumitrescu, « aspirée par la grande ville », écrit maintenant « en équilibre instable ». Comme jadis le métronome − « bête remuante dans le décor austère » − rythmait son indocilité de jeune pianiste, obstinée à jouer de la main droite et de la main gauche séparément, l’écriture trouve son rythme et sa musique propres.
Belle métaphore du bilinguisme pressenti, cette coupure du sujet dans la langue fait sentir la force de son désir, trouver « ailleurs l’avenir radieux ». Tout écrivain vous dira peu ou prou, comme Dumitrescu en mouvement, qu’il se suspend dans la langue comme sur un trapèze volant.