Idiot, concept et création : Helen Simard, en collaboration avec les interprètes ; interprétation : Stacey Désilier, Stéphanie Fromentin, Jackie Gallant, Sébastien Provencher, Emmalie Ruest, Roger White, Ted Yates ; aide à la dramaturgie : George Stamos et Mathieu Leroux ; textes : Helen Simard, Mathieu Leroux ; lumière : Benoit Larivière ; son : Jody Burkholder. Présenté au Théâtre La Chapelle (Montréal) les 27 et 28 février et les 2 et 3 mars 2017.
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Il est un mot anglais, difficilement traduisible, que j’ai rencontré pour la première fois quelque part à la fin du mois de septembre 1993 : angst. Teenage angst, plus précisément. Le méprenant d’abord pour colère, puis angoisse, j’ai mis du temps à saisir la nuancée agitée de cette anxiété particulière, cette insécurité au-devant de ce que la vie peut réserver d’intolérable à imaginer. J’étais plus mélancolique qu’anxieux, il me faut dire.
Mais voilà qu’aujourd’hui je suis saisi par le sens de ce mot, atteint aux nerfs par des appréhensions nouvelles qui me réveillent de plus en plus fréquemment la nuit. La possibilité de connaître la guerre, la pensée d’être pauvre en fin de vie, la crainte de voir mon corps se dégrader, l’impression de ressentir moins vivement les choses : mes névroses sont plus précises qu’adolescent, et l’espoir d’être concrètement épargné de leur objet se réduit maintenant à des spasmes de déni, aussi bienvenus que dangereux.
La dernière création d’Helen Simard et second pan d’une trilogie prévue, Idiot, est une œuvre agitée, mue par le doute, l’instinct et l’imprévisibilité. Elle semble vouloir explorer ce qui arrive lorsque l’on pousse nos angoisses à une intensité maximale, tentant de les décomposer et d’en faire émerger de nouvelles connexions, un propos lisible/visible dans le chaos.
Après No Fun (2015), Idiot poursuit son exploration psychokinétique de la figure d’Iggy Pop, en se concentrant ici sur sa période berlinoise inaugurée par l’album The Idiot (1977), entièrement co-écrit avec David Bowie. Plus froid, chirurgical et obsessif, en deux mots moins cathartique, le premier solo de Pop après les Stooges laissait découvrir un Iggy moins révolté, mais plus tourmenté :
Can you hear me call
Can you hear me well
Can you hear me at all
Calling Sister Midnight
I’m an Idiot for you
[…]
I’m a breakage inside
[…]
What can I do about my dreams
Le spectateur pénètre dans une Chapelle complètement dénudée, devant une scène où les quatre interprètes et les trois musiciens sont déjà en place. L’un des danseurs murmure des propos confus, répétés en boucles, difficiles à saisir. Des textes ponctueront régulièrement la représentation : avec l’aide du dramaturge Mathieu Leroux, Helen Simard a fait subir aux paroles de The Idiot des va-et-vient à travers Google Translate, une méthode paranoïaque-critique qui aura fait apparaître des textes décalés, des cristaux aussi étincelants qu’inconséquents. Ailleurs, ce sont des bribes d’entrevues qu’on croira reconnaître : « What’s wrong with me, why do you need Jim Morrison ? ».
Désespoir inquiet, cynisme provocateur et esclaffements puérils suinteront des faits et gestes des interprètes Stacey Désilier (très vive, voire brusque), Stéphanie Fromentin, Sébastien Provencher et Emmalie Ruest qui multiplieront les poses, les échanges et les crises.
We’re nightclubbing / We’re an ice machine
Si le personnage de l’idiot dostoïevskien seyait à Iggy Pop moins pour la transparence de sa naïveté que pour l’imprévisibilité de son « haut mal » (souvenons-nous que l’idiot Mychkine est aussi épileptique), il en va de même dans Idiot, où chaque mouvement semble effectué sans retenue rationnelle ni censure, presque involontairement. On regarde certains passages avec envie, fascination et malaise ; dans ces moments, c’est à von Trier que l’on pense.
Tout concourt à nous exciter et à nous faire trouver dans l’altération de nos sens quelque confort dépossédé. Notre ouïe ne sera pas en reste : la musique y est véritablement assourdissante (j’ai choisi de ne pas enfiler les bouchons pour oreilles qu’on nous a remis à l’entrée), gracieuseté du formidable power trio de noise-rock formé de Jackie Gallant (batterie, ex-Lesbians on Ecstasy) et des membres de Dead Messengers Roger White (guitare électrique) et Ted Yates (claviers), dont la présence physique, jamais statique, est aussi importante que celles des danseurs.
Entre mon incontrôlable vertige de seulement regarder les artistes danser tout en haut d’un échafaud, mon torse recevant la charge sonore et mes jambes et poings crampés, comme gelés, mal anesthésiés, j’ai encaissé Idiot avec un plaisir qui rappelle celui des enfants qui s’étourdissent sans jamais connaître la nausée. On ne sort pas souvent des théâtres avec l’impression d’avoir reçu de telles injections de stimulants.
Il faut savoir profiter de ces aliénations temporaires, d’autant qu’elles ne sont accompagnées d’aucune gueule de bois ni de cafard le lendemain. Tout juste un acouphène pendant quelque temps, trame sonore idéale pour l’insomnie.
crédit photos : Claudia Chan Tak