Corps avides / Fervid Bodies, commissariat : Dena Davida.
Faille : Deux corps sur le comptoir, chorégraphie : Jessica Serli, interprétation : Nicolas Labelle et Jessica Serli; conception sonore et composition : Antoine Berthiaume; conception des éclairages : Paul Chambers.
Shudder, chorégraphie et interprétation : Louise Michel Jackson et Benaji Mohamed (Ben Fury); création sonore : Rodolphe Coster; création lumières : Paul Chambers.
Untamed, chorégraphie : Compagnie Entitey / Jason Martin, interprétation : Kim Henry et Jean-Benoit Labrecque; musique, interprétation et conception sonore : Étienne Vézina (Paclow); conception des éclairages : Robin Kittel-Ouimet.
Une présentation de Tangente, au Monument-National, jusqu’au 6 novembre 2016.
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Avant-dernier spectacle de Tangente présenté au Monument-National avant sa migration tant attendue vers l’Édifice Wilder (avec trois autres organismes montréalais voués à la danse), le commissariat Corps avides signé Dena Davida propose trois duos qui exploitent des «tensions kinesthésiques et psychologiques poussées à leur paroxysme». Voilà un superlatif qui laisse espérer une grande communicabilité entre tous les corps en présence, et qui aura majoritairement tenu promesse.
Induction
Faille : deux corps sur le comptoir joue sur les nerfs de brillante façon. Les corps droits de Nicolas Labelle et Jessica Serli étaient d’abord excités de micro-spasmes réagissant à la musique d’Antoine Berthiaume, un tissu de pulsations et de glitchs admirablement calibré. Leurs mains synchrones sursautant en réflexe fournissaient une longue introduction patiente à un arc — oserais-je dire électrique — d’intensité qui ira croissant, toujours à travers les corps des danseurs, branchés sur les impulsions sonores.
Je ne sais si un mimétisme, analogue à celui des bâillements ou des fous rires qui se transmettent entre individus, opère entre les tics nerveux; chose certaine, ma propre propension à tiquer de la paupière (parfois pendant des semaines) pétillait de plaisir à observer les danseurs piqués de ces chocs. N’y a-t-il pas quelque plaisir à tirer, comme pour certains épisodes de fièvre, de ces incontrôles nerveux qui nous agitent, alors qu’extrêmement fatigués ou anxieux, pétés de cocaïne, en hypothermie, en épilepsie ou encore convulsant pendant l’orgasme? Il m’est rassurant, en tout cas, de savoir que le système conscient ne peut pas tout sur notre soma.
crédit photo : Aurore B.
De leurs mains mordues par le 220 aux contractions des visages, c’est progressivement tout le corps des deux danseurs qui s’est vu boosté de secousses, donnant lieu à des poses disloquées, des déplacements frénétiques et des regards indéchiffrables, entre confusion et jouissance. Le dernier tiers de la présentation faisait se rapprocher les partenaires, comme impossibles à calmer, accros aux influx, tentant de cannibaliser chez l’autre une part supplémentaire d’excitation — ou alors était-ce l’expression d’une volonté de trouver refuge en l’autre, de s’abriter des éclairs de nos propres angoisses irréfrénables ? À la fois émission et réponse du corps, les décharges nerveuses de Faille n’ont pas manqué de nous pénétrer et de nous ramener à un universel humain fort négligé : le corps est constitué de 150 000 km de nerfs.
Nine Inch Nails
Fondée sur une similaire dynamique évolutive de réflexes, la chorégraphie de Louise Michel Jackson et Ben Fury, Shudder, version abrégée et remaniée de Stroke (OFFTA, 2015), développait cependant une économie de mouvement considérablement plus réduite, propulsée par la création sonore et performance contagieuse de Rodolphe Coster. L’implacable 4/4 des beats de ce dernier — de minimaux à extatiques, en passant par jubilatoirement crottés — a fait se braquer les hanches, se crisper les cuisses, se tordre les torses des deux performeurs. Avec une lenteur dopante et un redoutable mais invisible calcul, Jackson et Fury (non mais, quelle dégaine ce mec!) ont enfoncé un clou qui allait rapidement vriller dans tous mes muscles. Je ne devais pas être le seul à avoir insoutenablement envie de me lever pour danser.
crédit photo : Aurore B.
Quelle force que celle de la répétition lorsque le dosage est parfait. On avait devant nous un duo obstiné jusqu’à la dépossession, créant et distribuant à travers ce rituel et inventaire de flexions et de constrictions un état d’euphorie qui pistonnait l’espace. Par la seule épreuve du corps en phase avec le rythme, le duo, d’abord confiné à son carré lumineux, est graduellement passé de l’obédience mathématique à l’ivresse pulsionnelle de l’effort, au corps jouissant des fréquences et des battements.
Fausse note
Après l’entracte, une bière et les deux premières performances bien logées dans mes muscles, j’étais mûr pour bouger, ce que j’avais compris qu’Untamed nous permettrait. La création de Jason Martin interprétée par Kim Henry et Jean-Benoît Labrecque n’allait malheureusement pas m’en transmettre l’envie.
Fort d’un départ intéressant, où les noirs dans les éclairages permettaient des déplacements furtifs des deux danseurs, Untamed n’est pas parvenu à construire une progression autre qu’une série de poses et de mouvements sans symbiose ni propos, outre ce plaisir annoncé («C’est soir de fête!») qui ne m’est jamais venu. Il faut dire que les danseurs, qui semblaient toujours en sur-conscience de leur présence, jamais abandonnés à la fête qu’il tentait d’instiguer, ne disposaient pas d’une partition chorégraphique qui aurait pu quoi que ce soit à l’artificialité de la musique, un hard rock générique et lassant sur lequel les trois interprètes s’agglutinaient, dans des tableaux qui rappelaient tantôt les poses grandiloquentes d’un vidéoclip de hair metal, tantôt les sonorités plastiques d’une chanson de Marie Mai.
crédit photo : Frédéric Chais
L’ensemble, bien qu’emphatique — les mouvements étaient vastes, la musique omniprésente —, se limitait à son propre espace, encore que non réellement occupé malgré les nombreux déplacements, sans parvenir à déborder, malgré qu’on ait tenté (crois-je) d’inviter le public à s’y joindre, en l’aveuglant de puissants spots, technique spectaculaire s’il en est une. Manifestement, Untamed pêchait par excès de confiance.
La transmissibilité des émotions et des états entre les corps est un grand mystère. Les trois propositions de Corps avides nous montrent que les canaux les plus simples, instinctifs et partagés par tous sont les plus à même de nous agiter et nous lier physiquement, de nous faire ressentir le plaisir ambigu de la désobéissance des corps à la raison.
crédit photo haut de page : Claudia Chan Tak
crédit photo page d’accueil : Aurore B.