Pense-bête

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Catherine Lepage, Zoothérapie, Montréal, Somme Toute, 2016, 104 p.

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Aborder un sujet délicat ou tabou dans une œuvre d’art est un processus difficile, notamment en raison de tous les pièges dans lesquels il faut éviter de tomber. Ne pas être trop explicite, pour ne pas risquer de s’aliéner son public, et inversement, ne pas être trop prude, faute de quoi le propos peut paraître irresponsablement mou. Ne pas être trop vague, faute de quoi on paraît manquer de sérieux ou de révérence envers son sujet, mais aussi ne pas être trop documentaire, parce que cela peut conférer un aspect clinique et détaché qui amoindrit la portée de l’œuvre. L’atteinte d’un équilibre entre ces écueils est aussi rare que digne de mention.

Catherine Lepage avait démontré sa capacité à réussir cette tâche complexe avec son premier livre, 12 mois sans intérêt. Journal d’une dépression, où elle relate une année sombre de son existence grâce à des textes brefs, élégants et poignants, illustrés avec brio à l’aide d’images variées (photomontages, collages, dessins). Le récit y est honnête sans tomber dans le pathos; les descriptions des humeurs changeantes caractéristiques de la dépression offrent un témoignage qui force l’empathie. Sur le plan formel, la part graphique de l’œuvre est très éclatée, chaque idée visuelle appelant une solution technique particulière. Pour ce qui est de l’écriture, le sens de la formule succincte et bien tournée est déjà manifeste.

Son second livre, Fines tranches d’angoisse, ne porte plus sur une tranche de vie pour plutôt livrer une introspection où elle s’interroge sur sa propension à l’angoisse et l’anxiété. Sans être tout à fait léger, ce livre contient tout de même un peu plus d’humour (jaune avec une teinte de noir) et les techniques graphiques employées sont moins nombreuses que pour l’œuvre précédente. Le texte manuscrit, volontairement inélégant, confère une intimité et une proximité au propos qui a un effet désarmant sur le lecteur. Évitant la redite, Lepage repasse tout de même dans un territoire déjà exploré dans son œuvre précédente.

Zoothérapie, sa plus récente parution, est à mi-chemin entre la poursuite et la rupture de son travail précédent. Poursuite, parce que son approche visuelle se resserre, en ceci qu’elle puise dans moins de répertoires techniques et iconiques que pour ses œuvres précédentes et utilise moins de texte manuscrit, préférant la typographie. Rupture, parce que le propos de l’œuvre est davantage tourné vers l’extérieur, en ceci qu’il tient davantage de la critique sociale que du témoignage personnel.

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S’épanouir au second degré

La prémisse de Zoothérapie est de réfléchir à la manière dont le sujet contemporain est constamment mis en compétition contre soi-même à travers l’appel au perfectionnement et au travail sur soi. Les désirs de performance, du bien-paraître et d’épanouissement ont certes un objectif louable mais leur corollaire est une pression —  auto-imposée mais en fonction de critères collectifs — avec laquelle il est difficile de composer.

Zoothérapie forme un inventaire de quelques-uns des prédicats de la sagesse populaire sur la croissance personnelle. La juxtaposition et l’enchaînement de maximes creuses comme «Croire qu’on a la capacité de s’améliorer / Travailler sur ses faiblesses / Chasser ses peurs et leur faire face / Sortir de sa zone de confort» permettent dans certains cas d’établir une cohérence à travers ce discours de culture personnelle, mais leur accumulation a quelque chose de sidérant, puisqu’elle permet de prendre conscience de la quantité assommante des consignes à respecter issues d’une doxa populaire pour atteindre un alignement complet de nos chakras. Mettre bout à bout ces platitudes bienveillantes constitue une démonstration à double tranchant : d’un côté, malgré leur caractère quelque peu risible, les conseils prodigués tout au long de Zoothérapie n’en demeurent pas moins pertinents et positifs, et en ceci, les suivre à la lettre permettrait bel et bien de devenir une meilleure personne. De l’autre, la liste qu’elle constitue est vertigineuse et atteindre tous ces objectifs est une tâche dont l’ampleur a de quoi décourager, sans parler du danger de sombrer dans l’ennui qui ne manquerait pas de survenir en suivant de près ce parcours de vie bien-pensant.

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La manière dont Lepage illustre ces adages est brillante : s’appuyant sur des connotations symboliques attribuées à plusieurs animaux (la férocité de l’ours et du lion, la servitude du mouton et du chien domestique, la vanité du paon), Lepage renforce, détourne et ajoute à ces symboles pour mettre en image les pensées de ses textes. Ainsi, elle accompagne «n’essayez pas d’aller à l’encontre de votre vraie nature» par l’image d’un mouton nommé Killer, transforme les rayures d’un zèbre en empreinte digitale pour illustrer «chaque personne est unique. Il faut accepter qui on est» et représente visuellement «essayez d’échapper à la routine de temps à autre» par la peinture d’un oiseau mécanique se détachant de l’horloge à laquelle il était rattaché. Ces traits d’esprits graphiques constituent le point fort de l’ouvrage : les retournements et déviations de clichés animaliers font sourire et démontrent une fois de plus à quel point la pensée visuelle de Lepage excelle dans l’art des figures de style.

L’ensemble est d’une grande beauté. L’esthétique de Lepage est toujours en-deçà de la présentation lisse et proprette; les coups de crayons préliminaires sont parfois encore visibles, les arrière-plans sont maculés de taches et exhibent leur matérialité avec des effets haptiques saisissants. Le choix d’employer des polices de caractère insérées a posteriori tranche quelque peu avec cette esthétique de l’erreur et de l’hésitation; de plus, les textes, souvent très petits, semblent quelque peu perdus au milieu des pages, comme si les conseils étaient proférés avec hésitation.

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Au final, Zoothérapie n’est pas un ouvrage aussi émotionnellement puissant que les œuvres précédentes de Lepage, ce qui s’explique par le passage du témoignage autobiographique à la réflexion. La constance dans ses choix techniques et graphiques confère à son livre une plus grande cohérence esthétique, et bien qu’on puisse déplorer de ne plus pouvoir apprécier l’ensemble du répertoire visuel de Lepage, on a droit en contrepartie à une bonne offrande de métaphores visuelles brillantes. Après la première lecture, on a compris la portée critique qui se dégage de ce manuel de croissance personnelle d’un type particulier et, qui sait, on pourra toujours choisir d’en retenir quelques-unes pour les appliquer au premier niveau. 

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