Lever l’Écrou : portrait de famille

fil_ecrou_53
11.10.2016

Levée d’écrou 2016. Idée originale et direction artistique Carl Bessette et Jean-Sébastien Larouche. Avec Daphné B., Marjolaine Beauchamp, Virginie Beauregard D., Carl Bessette, Philippe Chagnon, Shawn Cotton, Emmanuel Deraps, Frédéric Dumont, Rose Eliceiry, Daniel Leblanc-Poirier, Baron Marc-André Lévesque, J-F Nadeau, Jean-Christophe Réhel, Mathieu Renaud, Alice Rivard, Jean-Philippe Tremblay et Maude Veilleux. Musicien Pierre-Luc Clément. Production FIL 2016 en collaboration avec les Éditions de l’Écrou. Présenté au Lion d’Or, le 25 septembre 2016.

///

Les habitué.e.s des Éditions de l’Écrou l’attendaient : la seconde édition du déferlement poétique initié à pareil moment l’an dernier avec la Levée d’écrou. Le 25 septembre dernier, les poètes tout sauf écroués investissaient à nouveau le Lion d’Or dans le cadre du Festival international de la littérature. Récidivant à partir de la formule qui s’était avérée gagnante lors de la première édition, Carl Bessette et Jean-Sébastien Larouche ont plumé l’éventail des recueils publiés chez eux dans les cinq dernières années afin de nous offrir une mitraille d’extraits d’œuvres singulièrement mis en voix par leurs auteur.e.s respectifs, pour la grande majorité réunis sur scène.

fil_ecrou_05

Rythmée par les ambiances musicales de Pierre-Luc Clément, la poésie s’est donné en spectacle devant une salle comble prête à suivre les jeunes louves et loups rassemblés dans tous les recoins de leurs imaginaires parfois sombres, parfois déjantés. Coup de force des directeurs artistiques que de réussir à mettre chacun.e en lumière, que de créer un spectacle poétique de plus de deux heures, complet et sans temps mort. Il faut dire que Bessette et Larouche sont des habitués de la mise en scène poético-cinémato-marketing, eux qui nous proposent régulièrement des bandes-annonces à saveur blockbuster des prochains recueils à paraître à l’Écrou, dont leur chaîne YouTube offre un bon aperçu.

 

Ici, maintenant (et hier)

Alcool-taxi-clou-papillon-tarte-divan-chat opèrent une traversée métonymique de ces ouvrages poétiques, laissant apparaître un fil rouge improbable qui parvient à entre-tisser ces plumes apparemment diversifiées. Cette opération par contiguïté entraîne tout naturellement notre pensée sur le chemin d’un objet poétique dont elle trace le contour sans jamais lui toucher directement. Au centre, la mémoire d’un événement et son écriture. Exit l’évanescence, c’est une poésie de l’événement en mode mineur qu’on nous propose dès les premières phrases : l’amour un lendemain de veille, les souvenirs dans taxi. Le collage effectué révèle en effet une poésie qui colle à l’expérience sensible; les textes performés voguent allègrement dans les drames du quotidien et leurs ridicules, parfois touchants et parfois drôles, s’accordant la liberté d’une poésie qui semble inconsciemment s’attacher à circonscrire la vie, en jaillissant souvent comme un coup de gueule. Est dressé pour nous le portrait d’une famille poétique qui parle une langue minoritaire sans complexe, constituée d’un mélange référentiel assumé et mis à l’honneur.

fil_ecrou_34

Faire de la poésie un événement

La Levée d’écrou extrait un instantané générationnel pour qui se reconnaîtra dans cette façon d’aborder les mots et la réalité (souvent très montréalaise) actuelle, une approche ancrée dans l’immanence — le monde est là, à nous de jongler avec — et le concret. C’est bien entendu aussi à la connivence que cet ancrage établit avec les spectatrices et spectateurs que tient le succès de cette soirée, comme si l’Écrou nous accueillait dans sa famille. On pourrait probablement à bon droit se questionner sur l’effet de réception qu’elle créerait hors du public plutôt homogène réuni pour l’occasion, mais ce serait faire injustice à l’opportunité saisie par cette jeune maison d’édition de faire de la poésie le site d’un événement. Nous rions aux clins d’œil bons enfants (le pinacle du succès littéraire, c’est Mathieu Arsenault qui a 5000$ en REER; ce n’est pas vrai que Claude Gauvreau était toujours génial), nous nous reconnaissons dans les mêmes références pseudo-culturelles (Facebook et les chats n’auront jamais occupé autant de place dans la poésie), nous nous retrouvons autour d’un héritage commun (Josée Yvon, Hubert Aquin).

fil_ecrou_35_0

La place du poète est en famille

Si cette trombe poétique occasionne un mélange des voix qui rend parfois difficile, rétrospectivement, d’attribuer à chacun ses paroles propres, elle participe malgré tout à l’effet collectif rémanent de la soirée. Par le biais de leur mise en dialogue, ce sont de nouveaux poèmes qui ont été créés pour l’occasion, l’unité donnant naissance à une totalité poétique plus grande que la somme des premiers. Nous quittons cette soirée pris de l’envie d’en faire un point de relance à l’événement poétique, de partir de l’unité du groupe pour revenir à la singularité de l’individu, de remettre ces poèmes dans leurs contextes originaux et relire les poètes de l’Écrou pour eux-mêmes, sous le nouvel éclairage apporté par ce beau délire commun. Aucune description des performances individuelles donc, je prends le parti de laisser le poète à sa place, celle que Marjolaine Beauchamp lui attribuait très tendrement en clôture du spectacle : «la place d’un poète dans la société, c’est dans un wolfpack à l’abri d’un jury de pairs.» 

crédit photos : Marie-Andrée Lemire

Articles connexes

Voir plus d’articles