La Journée sans culture aura lieu le 21 octobre au Théâtre Aux Écuries. Elle vise notamment à réfléchir à l’état des politiques culturelles et à leur (non) adéquation avec la réalité des artistes et organismes culturels au Québec. Nous avons rencontré le comité organisateur.
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Josianne Poirier : De prime abord, l’idée d’une journée de grève du milieu des arts paraît inusitée, on se demande quels gains peuvent être espérés par un arrêt de la production artistique. Néanmoins, c’est le projet auquel vous consacrez vos énergies : une journée sans culture. À quelles préoccupations répond-elle? De quelles nécessités est-elle née?
Comité Journée sans culture : La Journée sans culture est une grève symbolique. Comme toute grève, celle-ci se veut un temps d’arrêt délibéré dans nos activités de production habituelles; un moment pour les travailleuses et travailleurs des arts de se rassembler pour réfléchir ensemble à des enjeux qui les concernent directement. Ce geste, nous le posons d’abord parce que nous constatons un manque de consultation du milieu des arts dans l’organisation des politiques culturelles, et ce, à tous les niveaux de gouvernement. Ensuite, parce que ce milieu est fragile, précaire et précarisé, et que les gens qui y travaillent manquent de temps. Nous sommes souvent dans un mode où nous nous adaptons aux exigences qui nous sont imposées pour rester à flot, pour garder nos bourses, pour réussir à boucler les productions, les éditions, le tout avec des budgets très réduits et un manque de temps et de personnel. Il y a peu de moments pour prendre une pause et vraiment réfléchir à ce qui est important pour nous, et pour mener cette réflexion de manière collective.
Lors de l’annonce de la coupe de 2,5 millions de dollars dans le budget du Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) le 23 juin dernier, nous avons éprouvé une certaine impuissance, un sentiment difficile à nommer, près de la colère. Il est apparu que notre manque d’organisation nous empêchait de formuler une réponse, que nous avions peu de structures de collaboration et que celles-ci n’étaient pas toujours bien armées pour réagir efficacement. De surcroît, les coupes en question allaient les affaiblir encore davantage. L’impuissance, c’est aussi de se demander où adresser notre désarroi et nos critiques.
Au cours de la dernière décennie, les mesures d’austérité et les réformes néolibérales ont eu un effet dévastateur sur le soutien public des arts en Grande-Bretagne, aux Pays-Bas, et tout récemment en Australie – des pays dont le président du Conseil des arts du Canada dit d’ailleurs s’inspirer pour penser ses réformes. Au Canada, les mêmes changements opèrent, mais de manière plus graduelle et, possiblement, insidieuse. Cette lenteur peut nous désarçonner en plaçant ces changements à l’abri d’une certaine visibilité, mais ils peuvent aussi nous offrir le temps nécessaire pour nous organiser. La Journée sans culture a ainsi pour objectif de commencer à créer des liens qui permettent de donner corps à une collectivité.
Josianne Poirier : Les membres du comité organisateur étant principalement issus du milieu des arts visuels, la Journée sans culture ne s’adresse-t-elle qu’à ce milieu?
Comité : Au contraire, un aspect important de la Journée sans culture est d’identifier des transversalités entre les disciplines artistiques, dans une perspective politique. Nous voulons saisir les points communs entre les milieux de la danse, du théâtre, du conte, de la bande dessinée, des arts visuels, de la musique, etc. Voir ce qui nous tient ensemble et par quel bout nous pouvons nous lier. Il nous faut trouver des manières d’entrer en résonance d’une discipline à l’autre, et d’un métier à l’autre – autant l’artiste, que le technicien, que la directrice d’un organisme.
Josianne Poirier : Votre comité semble proliférant. Aux quelques personnes qui ont assisté aux premières rencontres préparatoires viennent sans cesse s’ajouter de nouveaux noms. Comment s’organise le travail et quelle forme prendra la Journée sans culture?
Comité : À un comité organisateur initial de six personnes sont venues se greffer des dizaines d’autres, notamment celles qui animeront les groupes de discussion le 21 octobre. Ceux-ci accueilleront à leur tour des dizaines, voire des centaines de participants qui contribueront par leurs propres idées. Et c’est sans compter les graphistes, diffuseurs et alliés multiples qui se sont engagés à nos côtés. La table est mise pour que les artistes et organismes qui croient en l’importance de l’événement puissent ajouter leur voix aux nôtres.
Parmi les idées discutées, il y aura la question de nos conditions de travail, de la précarité et de l’épuisement que beaucoup d’entre nous vivent. Celle, également, de notre relation aux institutions culturelles reconnues, d’une part, et aux différents organismes subventionnaires et mécènes d’autre part – quelle marge d’autonomie et de liberté subsiste réellement pour les artistes et ceux qui les soutiennent? Au sein de cet enjeu de l’autonomie, une question cruciale est celle des mots que nous employons : quels effets a sur nous le vocabulaire gestionnaire et politicien avec lequel nous travaillons de plus en plus, dans l’espoir de préserver notre financement? Mais surtout, en-dehors des demandes qui nous sont adressées, qu’est-ce que nous importe réellement et comment le maintenir au cœur de nos gestes?
Tout au long de la Journée dans culture, des tables de discussion seront ouvertes auxquelles les participants pourront se joindre spontanément. Libre à eux d’en choisir une seule ou de se déplacer de l’une à l’autre. Il n’est pas nécessaire de s’inscrire à une table spécifique à l’avance. Quant à l’inscription à l’événement, elle n’est pas obligatoire, mais nous encourageons néanmoins les gens à le faire pour faciliter son organisation. Outre les tables de discussion, la journée est aussi une période d’échanges et de soins sous de multiples formes. Une aire de jeux et de rituels a été organisée par des artistes de la performance, qui ont choisi de réfléchir à d’autres modes d’adresses et de partages, plus ancrés dans le geste que dans la parole. Un service de garde est aussi prévu pour les enfants.
Enfin, celles et ceux qui voudraient participer mais qui ne peuvent se rendre Aux Écuries sont encouragés à s’approprier l’événement : en organisant leur propre table de discussion en un autre lieu, en affichant le visuel de l’événement, en fermant leur organisme pour une journée, etc. Toutes les manières sont bonnes et bienvenues. Une trousse de participation est offerte sur le site Internet.
Josianne Poirier : Dans le titre Journée sans culture apparaît en filigrane une réponse aux Journées de la culture, qui ont lieu tous les mois de septembre. Pourquoi avoir choisi de vous définir par opposition à cet événement?
Comité : C’est surtout un clin d’œil. Les Journées de la culture sont une autre de ces initiatives pleines de bonnes intentions, mais qui s’accompagnent d’effets pervers. Bien entendu, elles ont des aspects intéressants, comme de mettre en place une vitrine pour que le public puisse aller voir ce qui se passe dans le milieu de la culture, comment les gens travaillent, qui sont les artistes et ce qu’ils font, et le tout sur un mode assez ouvert. Par contre, elles font partie d’un grand contrat non rédigé, dans lequel le bénévolat est une clause non négociable. Il faut mentionner que les artistes sont rarement payés pour leur participation aux Journées de la culture et que les organismes ne reçoivent aucun appui financier pour les faire exister.
Cet événement reprend aussi le présupposé qui veut que le milieu des arts soit, en dehors de ce moment, fermé et élitiste. Mais se pourrait-il que les gens ne fréquentent pas le milieu culturel parce qu’il n’y a plus de programmes d’éducation aux arts à l’école? Les établissements scolaires ont de moins en moins d’argent et, par conséquent, coupent dans les activités culturelles. Éventuellement, pour pallier ce manque immense, ce sont les artistes qui se retrouvent avec le fardeau d’ouvrir leurs portes, de faire des activités, d’organiser des ateliers avec les enfants, etc.
Il ne s’agit donc pas du tout d’une critique frontale des Journées de la culture. Nous croyons bien sûr à l’importance de faire connaître le milieu des arts, mais aussi sa consistance. Celle-ci ne peut se saisir, s’éprouver en une seule fin de semaine, c’est pourquoi le lien entre ce milieu de l’art et le public doit se développer tout au long de l’année. Des centaines d’activités, ouvertes et souvent même gratuites, ont lieu les 362 autres journées de l’année.
Josianne Poirier : Afin, justement, que la réflexion déborde le cadre d’un simple événement ponctuel, quelle trace laissera cette Journée sans culture?
Comité : Une publication paraîtra en aval des rencontres. Ce ne sera pas un manifeste collectif, mais plutôt un document cherchant à rendre compte de la multiplicité et de la complexité des enjeux vécus par le milieu des arts et que les décideurs publics et les conseils des arts ne mettent pas de l’avant.
Les politiques actuelles cherchent à se donner une apparence de consensus. Comme si elles étaient lisses, neutres, le simple résultat d’analyses pragmatiques qui ne dissimuleraient aucune idéologie. En réalité, elles sont pétries d’idéologie. Il y a des décisions qui sont prises et elles le sont sans concertation avec le milieu artistique. Des débats doivent avoir lieu, sur la place publique, et nous devons en faire partie.
À travers le document qui naîtra de la rencontre du 21 octobre, nous voulons rendre compte de l’aspect complètement irrésolu et hautement problématique de ces politiques, du dissensus et des dissensions. Nous voulons les rappeler aux décideurs publics, mais aussi les rendre visibles à nous-mêmes. Nous voyons beaucoup de gens insatisfaits dans notre milieu, mais qui ne savent pas à quel point d’autres autour d’eux le sont tout autant.
Josianne Poirier : Les enjeux que vous évoquez ne sont certes pas une nouveauté. Est-ce que l’insatisfaction latente dont vous parlez explique que le projet d’une journée de grève des travailleurs des arts naisse à ce moment-ci?
Comité : Ce qui permet au projet d’émerger maintenant, alors que cela aurait été difficilement envisageable ne serait-ce que l’an dernier, c’est que le seuil de précarité et d’ignorance tolérable a été franchi pour nombre d’entre nous. De surcroît, la profondeur et la rapidité des changements dans les politiques culturelles nous échappent aujourd’hui complètement : nous recevons au goutte à goutte l’information concernant la refonte radicale des programmes du Conseil des arts du Canada, tandis que le Ministère de la Culture et des Communications du Québec a entrepris une réforme complète de sa politique culturelle et que le CALQ modifie lui-même, lentement mais sûrement, ses propres modes de fonctionnement. Derrière ce que nous sommes autorisés à percevoir de ces changements, on voit poindre les idées néolibérales, qui exigent entre autres que le soutien aux arts puisse être justifié du point de vue des performances économiques. Face à tout cela, les inquiétudes et les interrogations grandissent.
Comme dans les secteurs de l’éducation, de la santé ou les milieux communautaires, les concessions faites aux décideurs publics se sont accumulées au cours des dernières décennies, réduisant progressivement l’espace dans lequel nous nous mouvons. Ces concessions ont été effectuées à la fois en raison d’un déséquilibre des forces politiques et portées par l’espoir qu’elles nous préserveraient du pire. Mais la réponse habituelle disant qu’il ne faut pas mordre la main qui nous nourrit demande à être mise à jour.
Josianne Poirier : Au moment où la main, elle, a déjà commencé à nous mordre?
Comité : Oui. Peut-être qu’il est temps de la mordre à notre tour.
Site Internet de l’événement : www.journéesansculture.ca
Pour confirmer sa présence : https://www.eventbrite.ca/e/billets-journee-de-reflexion-18750994730
Comité organisateur :
Arkadi Lavoie Lachapelle, artiste en arts visuels
Catherine Lavoie-Marcus, chorégraphe, auteure et chercheuse
Edith Brunette, artiste en arts visuels, auteure et chercheuse
François Lemieux, artiste en arts visuels
Jenny Cartwright, documentariste
Mirna Boyadjian, auteure, chercheuse en histoire de l’art
Pablo Rodriguez, chercheur et coordonnateur