Ričardas Gavelis, Vilnius Poker, Arles, Éditions Monsieur Toussaint Laverdure, 2015.
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La ville est grise. De ce qu’elle était, on s’en souvient peu. À ce qu’elle devient, on n’y pense plus. Mais maintenant, elle est grise, elle se putréfie à vue d’œil. Elle n’est qu’excréments et fantômes. Les pigeons eux-mêmes désertent le centre, n’y trouvant aucune bonne raison de rester pour amplifier le paysage de désolation. Les errants s’y croisent sans se regarder, comme si toute cohésion sociale avait été évacuée quelques décennies auparavant. L’annexion polonaise est chose du passé, les nazis ont quitté, le joug soviétique bat son plein et demain semble bien loin. Une ville sans âme dans un pays sans nom pour un peuple sans patrie. Bienvenue à Vilnius.
Ričardas Gavelis est un joueur et il parie gros avec son roman Vilnius Poker. Tout comme les Éditions Monsieur Toussaint Louverture qui ont exhumé ce classique de la littérature lithuanienne plus de 25 ans après sa parution et 13 ans après le décès de l’auteur. Les comparaisons sont nombreuses, parfois grossières, parfois surprenantes, pour tenter de situer parmi ses contemporains cet auteur traduit pour la première fois en français. James Joyce, Franz Kafka, William S. Burroughs, Louis-Ferdinand Céline, George Orwell, Fiodor Dostoïevski et d’autres y passent dans ce jeu intarissable des parallèles littéraires. Plutôt que de chercher la généralisation hâtive dans un cadre référentiel qui nous conforte, concentrons-nous sur ce qui fait détoner, littéralement, ce livre de ses voisins de tablettes en librairie. Car oui, c’est une bombe.
« La maison, elle, est inquiétante, avec ses murs noircis par l’eau de pluie; et aussi ces feuilles jaunies chassées par le vent d’automne. Une habitation menaçante : une mise en garde chuchotée par des lèvres irréelles. Mon rêve de la nuit précédente me préoccupait, lui aussi. Il y volait une nuée d’oiseaux, qui battaient de leurs ailes des amas de neige immaculée, faisant s’envoler en tous sens une poussière brillante et glacée, de la poussière de lune.
Combien un rêve peut-il contenir d’oiseaux? »
Vytautas Vargalys est tel Vilnius, tel cette Lituanie, c’est-à-dire une tentative de résistance, d’existence. Il est le premier protagoniste que l’on rencontre, celui narrant la première et principale partie du roman. On le suivra sur plus de 300 pages sans chapitre ni même quelconques pauses pour reprendre son souffle. Il nous entraîne rapidement dans les entrailles de cette ville et les affres de son quotidien.
Quelque part dans les années 70, Vytautas est bibliothécaire. Entouré d’intellectuels déchus s’assurant de respecter le régime stalinien en place, ce commis côtoie les livres à l’index, ceux que personne ne lit, ceux que personne ne connaît, ceux qui, par leur inexistence, effacent tranquillement l’identité nationale.
« Chaque décès est un suicide. »
Il n’y a pas que cet index qui complote au soleil couchant pour aseptiser ses compatriotes lithuaniens, il y a aussi Eux. Ils sont partout et nulle part à la fois, au détour d’une rue, dans le fond d’une église décrépie, dans les bars les moins fréquentés. Ils l’épient, le guettent, le cherchent, l’auront. Ils ne sont ni Soviets, ni Allemands, tout cela a moins à voir avec les contrées géographiques et des jeux politiques de pacotille, mais bien plus avec un dérèglement du monde en marche depuis bien longtemps. Ils sont la raison de tous les maux ayant bien pu heurter cette Terre et ne cesseront pas tant que leur schéma, qu’on ne saurait déchiffrer, sera accompli.
Assez rapidement, Ričardas Gavelis amène son lecteur à la croisée des chemins : ce dernier aura le choix de poursuivre cette quête de sens en compagnie de Vytautas ou de l’accompagner dans sa paranoïa la plus profonde. Car tant que les autres narrateurs des trois dernières parties n’auront pas pris la parole, le lecteur n’aura que cette folie comme vérité. Sera-t-il plus avancé quand ami, collègue de travail et chien savant tenteront de mieux cerner Vytautas Vargalys ? Les trois parties suivantes sont loin d’être des clés, mais plutôt d’innombrables sentiers dans lesquels se perdre semble la seule solution.
Vytautas a vécu l’horreur, côtoyé la mort et dansé avec la haine. Un séjour dans les goulags staliniens aura pour toujours marqué l’homme d’une méfiance face à son prochain. Son sexe, immense, en est sorti balafré, dénaturé. Cette cicatrice en obnubilera plus d’une, dans une ville où le plaisir de la chair semble l’unique voie pour s’extraire du monde, ainsi que le dernier repère où Vytautas semble pouvoir baisser ses gardes.
Violence, érotisme, souffrance et pornographie cohabitent d’une façon trouble dans l’univers de Gavelis : tantôt sulfureux, tantôt horripilant, le récit ne cesse de déranger, bousculer, tant le lecteur que le personnage.
« »Petit ! siffle-t-il entre ses dents. Tu n’as donc pas encore compris ce qu’est un homme ? Écoute bien, alors : l’HOMME ! L’homme est invincible. On peut le tuer; mais le vaincre, jamais. Ils m’ont tout pris : ma femme mes enfants, la liberté, l’amour, le monde, Dieu, la science, le soleil, l’air, l’espoir, mon corps ; ils ont tout fait pour que je ne sois plus moi-même, mais ils ne m’ont pas vaincu. Et ils ne me vaincront jamais. J’ai une âme immortelle, et ils en nient l’existence. » »
On s’embourbe dans Vilnius Poker avec un désir de perdition, de vices. Qu’importe la façon avec laquelle on recevra le discours de l’intellectuel paranoïaque nous offrant les clés de la ville, l’écriture de Gavelis atteindra sa cible. C’est une écriture morcelée, anachronique, qui marie souvenirs et flux de conscience, avec le présent comme seule bouée narrative. Vilnius en ressort comme l’un des personnages les plus forts de l’ouvrage, épicentre d’une déchéance annoncée dont les hommes sont les seuls architectes. Désarçonné et étouffé, telle la Lituanie au tournant du siècle dernier, le lecteur sort du bouquin essoufflé et en mille morceaux, car oui, c’est une bombe.