Jacques Samson, Lectures en bande dessinée, Montréal, Mém9ire, 2015.
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Bien qu’elle occupe une place relativement mineure dans la production culturelle du Québec, la bande dessinée québécoise connaît depuis quelques années une recrudescence positive, notamment avec la consolidation du succès de la maison d’édition La Pastèque et l’apparition de nouveaux joueurs comme Pow Pow et La Mauvaise Tête, en plus de la relance récente de la maison d’édition Mécanique Générale et de l’apparition de la revue Planches. Un autre joueur, plus discret mais au rôle essentiel, a vu le jour en 2013 : Mém9ire, piloté par Jean-Dominic Leduc, fait paraître des essais sur la bande dessinée québécoise et des rééditions d’albums du patrimoine du 9e art québécois en version numérique.
Le plus récent ajout au catalogue de Mém9ire, Lectures en bande dessinée, comble une lacune importante en rendant accessibles sous une même couverture plusieurs articles de Jacques Samson, probablement le chercheur québécois le plus aguerri et pertinent de la (courte) histoire de la recherche québécoise en ce domaine. En plus d’enseigner la bande dessinée au cégep et à l’université, Samson a fait paraître, en une trentaine d’années, plus de 130 articles sur le sujet – d’après la bibliographie fournie en fin d’ouvrage –, en plus d’organiser des colloques et d’animer la scène de la bande dessinée québécoise.
Lectures en bande dessinée recueille des articles écrits à des époques diverses et portant sur des artistes et des œuvres variés, passant de Tintin à Jimmy Corrigan, du sujet de la guerre en bande dessinée, en plus de deux textes sur l’histoire de la bande dessinée québécoise, un entretien avec Réal Godbout et Pierre Fournier, créateurs de Michel Risque et Red Ketchup, et une réflexion des plus pertinentes sur la «fascination-BD». Cet assemblage hétéroclite ne présente pas la cohérence d’un essai au propos unique mais a le mérite de mettre en valeur les différentes qualités de Samson comme penseur, capable de manier l’approche psychanalytique dans un texte pour ensuite passer à une démarche linguistique ou même donner dans le sociocritique ou l’historique. La diversité des textes en vient donc à représenter l’une des forces de ce recueil. Qui plus est, Samson présente lui-même ses texte en en offrant une mise en contexte éditoriale et une exposition de sa genèse contribuant grandement à l’appréciation de chacun d’entre eux.
La plus grande qualité du travail de Samson est l’extraordinaire habileté dont il fait preuve dans son écriture. Sa maîtrise impressionnante de la syntaxe, sa capacité à trouver le mot juste et sa verve résultent en des textes qui sont capables d’éblouir le lecteur sans l’étouffer, comme le démontre cette citation tirée d’un texte sur l’œuvre de Chris Ware : «On avancera d’ailleurs l’idée que la conquête la plus éclatante de Chris Ware vis-à-vis de la bande dessinée aura été d’assumer l’état suspensif et interrogatif de l’image narrative, son caractère de stase, à l’encontre de ce qui est d’ordinaire revendiqué haut et fort : le fantasme d’une représentation cinétique.» (p. 98) Les articles de Samson sont denses, mais ils constituent un tel plaisir de lecture qu’on s’y lance avec enthousiasme plutôt qu’à reculons.
Je dois admettre mon biais personnel en défaveur de la psychanalyse, mais seulement pour faire valoir le pouvoir de persuasion de Samson, puisque le texte qui ouvre le recueil, «parenthèse sur la fascination-bd», s’appuie énormément sur la discipline fondée par Freud, et en dépit de mes réserves, j’ai été convaincu par la proposition de l’auteur, qu’il résume en les termes suivants :
Nous avons dit de la BD qu’elle faisait office de compromis entre le figural et le discursif. Il est temps à présent d’affirmer que ce qui gêne tant le lecteur adulte dans cet objet bâtard, c’est justement la présence, avec l’image, de cette poussée vers le primaire, vers le passé, qui suscite à la fois un sentiment complexe d’attraction et de répulsion. Attraction pour le mode d’agir du figural qui fascine l’adulte, le ramenant à sa préhistoire, activant ce retour du refoulé qui enivre et excite comme tout ce qui résiste à la Loi et au Pouvoir. Mais répulsion aussi parce que tout ce qui révèle l’existence de ces régions obscures de la vie psychique rappelle en même temps l’insaisissable, l’innommable et ravive la crainte du morcellement, du manque à nommer. C’est donc au cœur même de ce dilemme que s’incarne la fascination-BD.
Il faut dire que ce texte a été écrit à une époque où la bande dessinée souffrait largement de la réputation indue de «littérature pour enfants» – perception largement battue en brèche à notre époque – et qu’en pareil contexte, les propos de Samson ont une valeur plus grande.
Dans Lectures en bande dessinée, Samson ne cherche pas à proposer les prémisses d’une théorie de la bande dessinée – il faudrait plutôt se tourner vers Thierry Groensteen, par ailleurs auteur de la préface ouvrant le recueil, pour trouver une telle élaboration
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Plus précisément ses essais Système de la bande dessinée (1999, PUF, collection «Formes sémiotiques») et Bande dessinée et narration. Système de la bande dessinée 2 (2011, PUF, collection «Formes sémiotiques»).
– mais bien, comme son titre l’indique, à partager le résultat de ses propres lectures et des réflexions qu’elles ont engendrées. Pour qui chercherait une méthode à appliquer, l’ouvrage serait décevant; je crois en revanche que la qualité des lectures de Samson, à défaut d’avoir une portée opératoire directe, n’en constitue pas moins un modèle à suivre, notamment par son attention aux détails, son repérage de chaînes symboliques dans une œuvre ou encore sa mise en parallèle de l’objet de son analyse avec des lectures connexes par le biais de citations toujours bien trouvées. C’est une véritable pensée en action qui est donnée à lire dans ce recueil.
Je pense par ailleurs que pour les lecteurs peu familiers avec la bande dessinée, la lecture d’un pareil ouvrage, qui propose de la critique de haute voltige à l’aide d’une verve sublime, et qui porte sur des œuvres plus susceptibles d’être connues par la plupart du lectorat (Hergé et Chris Ware sont des géants du 9e art), représente une excellente invitation à une attitude de lecture plus soutenue et pénétrante face à la bande dessinée. Rares sont les travaux sur ce domaine qui aménagent une voie d’accès aux novices, trop occupés qu’ils sont à débattre entre spécialistes. C’est, parmi toutes les qualités de cet ouvrage, peut-être cette ouverture à la découverte qui en constitue le principal atout.