Aller au théâtre comme on entre en amitié

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Silke Grabinger, SPOTSHOTBEUYS, 2024, performance réalisée en collaboration avec the Circus of Knowledge et the Institute for Robotics at Johannes Kepler University. Photo - Meinrad Hofer.

Pourquoi tous les soirs ?

Pourquoi tous les soirs, depuis plus de deux décennies, ai-je le désir, voire le besoin d’aller au théâtre, d’attendre que le noir se fasse et que, de toutes les manières possibles, le spectacle commence ?

Laure Adler, Tous les soirs

I. Une idée

De toutes les manières possibles, j’attends toujours que le spectacle commence. 

J’attends tous les spectacles possibles, pour mieux comprendre toutes les manières dont ils peuvent me faire faire l’expérience de tous les possibles. Je palpite à l’idée d’avoir le privilège, encore, de me trouver en compagnie d’une représentation. La possibilité de retourner au théâtre, le plus souvent possible, constitue pour moi un recommencement dont j’ai besoin. 

Je vais souvent au théâtre. Parfois, j’écris des critiques sur les pièces auxquelles j’assiste et elles sont publiées. 

Cette activité a fait sourdre en moi des méditations sur le rôle traditionnel de la critique dans l’économie des arts vivants, mais surtout, sur la possibilité d’écrire autrement sur ces œuvres. J’ai à cœur de prendre soin des idées véhiculées par les œuvres et je cherche des formes essayistiques qui me permettent d’assurer le relais des réflexions distillées dans les créations, de poursuivre le souffle critique qui bourgeonne sur les scènes. Je ne veux pas participer à un effort publicitaire et je ne souhaite pas utiliser ces plateformes (qui en soi sont des instances où se disséminent des formes de pouvoir) pour authentifier ce qui constitue une bonne ou une mauvaise œuvre. Je veux poursuivre, à travers le geste d’écriture, l’expérience sensible et intellectuelle du spectacle. Je suis de celleux qui croient que la critique ne permet pas seulement la médiation d’une œuvre (dans le sens d’en faciliter la réception), mais qu’il s’agit d’un dialogue qui saisit à bras le corps la création en utilisant le geste d’écriture tel un relais. 

Mais comment peut-on commenter les œuvres théâtrales à l’extérieur du régime économique néolibéral de la critique ? Autrement dit, comment peut-on écrire sur les spectacles à partir des spectacles et profondément avec eux ? Historiquement, le rôle de la critique culturelle est d’ordre économique : le verdict journalistique tombe et un spectacle se voit recommandé ou non au grand public. La chronologie classique de la production d’une critique va comme suit : voir le spectacle lors de la première médiatique, écrire rapidement ses impressions et publier son commentaire dans de brefs délais afin que le public puisse savoir s’il devrait voir l’œuvre ou encore s’abstenir. Ce parti pris, qui joue un rôle dans la valorisation ou la précarisation d’une œuvre, d’un·e artiste ou d’une compagnie, n’a bien sûr rien d’objectif et repose sur la prétendue expertise de celleux qui clament que « la brochette de comédien·nes est époustouflante » ou encore que « la mise en scène est sympathique bien que la pièce présente quelques longueurs ». Évidemment, je caricature (quoique ?) et je généralise (ça oui !), mais dans cette écologie médiatique, je ne peux m’empêcher de constater le manque d’engagement affectif et, d’une certaine manière, l’absence de ce que je nommerai ici une responsabilité sensible. Peut-on imaginer d’autres modalités critiques ? Pourrait-on reformuler les rapports entre les différent·es actant·es du milieu culturel à partir d’une nouvelle question : qu’est-ce qui lie la critique aux artistes ? 

Dans son essai Making Love with the Land, Joshua Whitehead relate son rapport aux œuvres qui l’inspirent ainsi que leur influence sur ses propres gestes de création et, implicitement, sur sa construction identitaire. Dans un chapitre qu’iel consacre à la pratique de l’ekphrasis, Whitehead aborde la notion de dette envers d’autres formes artistiques. Le procédé mentionné par l’auteur·rice consiste à décrire, par les voies de la littérature, un objet d’art afin d’exprimer une réponse émotionnelle et intellectuelle à cette expérience. Whitehead révèle avoir utilisé une telle stratégie dans son roman Jonny Appleseed (2018), où iel s’appuie sur la description libre d’une œuvre du peintre ukraino-canadien William Kurelek pour illustrer un paysage. À propos de ce procédé, l’auteur·rice s’interroge sur sa dette envers le plasticien : « If ekphrasis is a relationship, then how do we navigate said kinship through the exchange of debt? And how do I remunerate the painter? » /01 /01
Joshua Whitehead, Making Love with the Land, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2024, p. 34.
. Je ne peux m’exprimer ici qu’à partir de ma posture de critique (à temps parcellaire) et de spectatrice, mais cette forme de redevance me semble essentielle à examiner pour nourrir les relations entre artistes, publics et critiques. Si l’art nous lie par un fil de dettes invisibles, comment solder la mienne envers le théâtre ? Comment rendre aux œuvres ce qu’elles me donnent ? Comment répondre à la générosité du geste artistique ? 

En juin 2023, j’ai eu la chance de discuter avec la conseillère dramaturgique Melmun Bajarchuu à propos du rôle de la critique dans l’écosystème théâtral. Elle m’expliquait qu’elle utilisait le terme « critical companion » pour nommer sa posture d’accompagnement auprès des artistes avec lesquel·les elle collabore. J’emprunte à Melmun cette idée de compagnonnage critique, que je souhaite déployer dans mes textes destinés à dialoguer avec les œuvres d’arts vivants. Aussi, il m’apparaît sain de mobiliser une approche tendre de la critique, ce que Melmun nommait au fil de notre conversation, « a form of loving criticism ». 

Je m'explique.

À partir de mon expérience spectatoriale, de mes lectures et de mes affects, je souhaite sincèrement bavarder avec les œuvres, j’espère pouvoir répondre à la générosité des artistes. L’idée est d’entrer en amitié avec les œuvres et leurs créateur·rices, de m’engager dans une relation pour me poser une question essentielle : qu’est-ce que le théâtre me fait, nous fait ? En toute tendresse, n’y aurait-il pas moyen, pour les critiques, de se vulnérabiliser à travers leur écriture afin que les artistes puissent entrevoir en ces personnes des membres du public à part entière, prêt·es à divulguer comment les œuvres les ont réellement affecté·es ? Traditionnellement, la critique met les artistes en danger (symboliquement et financièrement). J’aimerais apprendre à me mettre davantage en jeu, voire en péril lorsque j’écris sur des œuvres. Parce que les arts vivants sont d’abord et avant tout des arts relationnels et que toute relation se doit d’être bidirectionnelle.

II. Un geste

Je dois admettre que le théâtre m’apprend à vivre. Initialement, il fut pour moi un refuge et un lieu d’apprentissage, mais aujourd’hui, il agit comme une source de vitalité, qui nourrit une énergie et une forme de lumière que j’ai longtemps recherchée. Les connaissances sensibles et politiques que j’y fais demeurent cardinales dans ma vie. 

Je ressens donc le besoin d’exprimer ma gratitude aux arts vivants. 

J’ai besoin de dire aux artistes : j’existe mieux grâce à vos œuvres. 

J’aimerais m’essayer à d’autres vibrations critiques en érigeant une courtepointe de perceptions et d’affects que j’ai récoltés au fil des spectacles auxquels j’ai assisté dans la dernière année. Une telle démarche vise à rendre compte autrement des mémoires culturelles d’une scène artistique et à déposer dans l’espace critique une archive sensible pour témoigner d’événements éphémères. Ce texte constitue un essai : celui d’historiciser les sensations que me procure le théâtre plutôt que de décrire ses représentations. Il s’agit d’écrire avec le théâtre et non sur lui. C’est un exercice d’admiration pour les arts vivants et, surtout, pour les gens qui les pratiquent. 

Pendant l’édition 2023 de la Nuit blanche, quelque chose s’est cassé en moi. Une petite fulgurance au creux du cœur et toutes choses en moi se sont fêlées. C’est arrivé, presque par hasard et sans que je m’en rende compte : l’épuisement prenait forme. Dans les corridors du Belgo, au fil de la nuit, je disparaissais. C’est en rentrant à la maison que l’effondrement a eu lieu. Je vous passe les détails quant à la nature de cet effondrement, mais il s’avère important d’en mentionner l’existence. Car c’est lui qui m’aura permis de renouer avec l’écriture et le théâtre. 

Quelques jours plus tard, essoufflée, j’ai senti germer en moi une étrange intuition : je devais retourner sur les lieux de l’effondrement pour mieux le comprendre. Je suis donc allée de nouveau au Belgo pour y chercher quelques indices qui m’expliqueraient comment naissent les burnouts.

En détective de mes propres épuisements, je me retrouve devant la porte du centre d’artistes CIRCA. 

J’entre dans l’exposition La gravité organise les hasards de l’artiste Maude Arès. 

La galerie prend des airs de marécages avec ses vastes basins d’argile remplis d’eau. Au-dessus de ces plans d’eau temporaires sur lesquels flottent des bouquets de choses hétéroclites (branches, pierres, fils, petits rebuts, etc.), une série de frêles mobiles composés d’autres minuscules présences (fleur séchée, quenouille, réceptacle en osier, etc.) est suspendue dans les airs. Ces stations insulaires surplombées par des structures fragiles et friables accueillent le public. Arès organise d’ailleurs ce qu’elle nomme des « activations » de ses sculptures écologiques, lors desquelles elle pose des actions microscopiques sur les éléments de son installation de manière à déclencher de grandes oscillations dans l’espace (une brindille humide met en mouvement un fil de cuivre qui lui-même fait frémir une fleur suspendue, etc.). Quoique je sois seule lors de ma visite, chacun de mes gestes (déplacement, respiration, etc.) provoque un courant d’air qui influe sur l’animation des mobiles. La vie vibre autour de moi et toute inflexion dans l’espace se répercute sur mon corps. C’est ici, parmi les mobiles d’Arès, que j’accepte pour la première fois que je suis malade. Cet hiver-là, il m’est radicalement impossible de trouver du réconfort auprès des autres, j’ai une fourmilière dans la tête, une ruche s’est installée dans mon thorax et j’ai l’impression que chacun de mes pas s’enfonce dans du sable mouvant. Comme les sculptures d’Arès, je me sens traversée par le vent et par le passage des autres : tout m’affecte. Le temps d’un après-midi, les mobiles dans cette galerie ont pris soin de moi. Assise sur un banc, je me suis donné le droit de m’effondrer avec les œuvres d’art. J’ai ressenti beaucoup de reconnaissance à ce moment-là, parce que cette installation m’a, d’une certaine manière, un peu sauvé la vie. 

La saison se poursuit et je prends du mieux, du mieux que je peux, comme je peux et je vais peu au théâtre. Je suis nerveuse à l’idée de retourner en salle, dans un espace lié autant au travail qu’au plaisir. Pourtant, c’est le Festival TransAmériques et je ne sais si c’est la pression festivalière (FOMO) ou la véritable envie d’y aller qui me motive, mais me voilà campée au fond de mon siège à La Chapelle Scènes contemporaines pour assister au spectacle Reminiscencia de Malicho Vaca Valenzuela. Seul en scène, à l’aide de son ordinateur et d’un vidéoprojecteur, l’artiste nous entraîne dans une errance sur Google Maps. Il nous conduit dans la rue que sa famille habite depuis quatre générations, nous présente ses grands-parents ainsi que des lieux symboliques de Santiago, au Chili, où s’entremêlent ses souvenirs personnels ainsi qu’une histoire politique et collective. La parole et les gestes déployés au fil de cette promenade numérique matérialisent une cartographie affective empreinte de douceur. La prise de parole, sincère, directe et posée, me touche profondément. Vaca Valenzuela démarre par de petites choses – une salutation, une déambulation en ligne, un simple bavardage avec le public – avant de dévoiler avec beaucoup de vulnérabilité des fragments de récits personnels et familiaux. Son calme et sa tempérance sont propices à la pratique d’archéologies collectives. J’avais besoin que mon retour au théâtre soit solidaire, sincère et intime. Reminiscencia m’arrive au bon moment : il me rappelle que les spectacles les plus grandioses sont souvent infinitésimaux. Il me confirme que c’est souvent dans les petits gestes que se dévoile toute la force du monde. 

L’été s’étire et je tourne en rond, je rumine et je cherche (quoi ?). Trop pleine d’une énergie retrouvée, je pars vers le festival Ars Electronica dans la ville de Linz, en Autriche. Je me retrouve au Musée Francisco Carolinum, où j’assiste à la performance Spotshotbeuys de l’artiste-chorégraphe Silke Grabinger. Pendant trois rencontres d’environ cent cinquante minutes, Grabinger partage l’espace de la galerie avec le chien robotisé SPOT. La démarche s’inspire directement de la performance iconique I Like America and America Likes Me de Joseph Beuys qui, en 1974, s’est enfermé avec un coyote pendant trois jours et trois nuits dans la galerie René Block à New York. Grabinger et le robot s’observent et se scrutent. J’avais rarement été témoin d’un degré aussi intense de physicalité entre un robot et une performeuse : iels se serrent dans leurs bras, se couchent au sol l’un·e près de l’autre, l’artiste monte sur le dispositif robotique comme un jockey sur son cheval et l’enlace. Elle explore les limites du robot, le sonde jusqu’à en comprendre tous les paramètres. Une intimité ambiguë se joue aussi du côté de la salle : le robot s’avance parfois près de nous, assis·es au sol, et il semble nous scanner du regard, nous apprivoiser ou encore collecter des données sur nos mouvements. Alors que je rédige une thèse sur les arts vivants et la robotique, le fait de me retrouver devant SPOT et Grabinger produit un effet intense sur moi : je renoue tranquillement avec le désir d’être membre d’un public, non seulement d’assister à un spectacle, mais aussi de réfléchir à nouveau, de concert avec les œuvres. À ce moment-là, je ne le savais pas encore, mais j’allais bientôt écrire une courte performance (Glitching Optimization in a Few Steps) sur l’optimisation robotique et la notion de ratage. Tandis que j’étais assise au sol et que SPOT me regardait droit dans les yeux, j’ai ressenti un défi : celui d’aller jusqu’au bout, de revenir à moi. Quelques mois plus tard, je performerais moi-même avec ce robot qui m’apprendrait à apprivoiser mes propres erreurs, bogues et crashs. 

C’est l’hiver et je vais mieux : aller au théâtre est redevenu plus simple pour moi, car j’y trouve à nouveau, et enfin, du réconfort. Je ne vois plus cette expérience d’emblée comme une épreuve où je crains de me mêler à la foule. Tous ces spectacles ont modifié ma trajectoire, je suis pétrie de ces œuvres et je fabrique des choses avec elles. Ces spectacles ont donné à ma vie une trajectoire particulière au fil des derniers mois : ils m’ont pointé du doigt des espaces à investir, m’ont incluse, ont pris soin de moi, n’ont rien exigé en retour et m’ont convaincue de revenir. Si j’ai, sans le vouloir, fait le pari de m’effondrer avec une œuvre d’art, ce sont aussi ces œuvres, entre autres, qui auront pris la forme d’une convalescence.

III. Ton tour

George Banu, dans son ouvrage Miniatures théoriques /02 /02
Georges Banu, Miniatures théoriques, Paris, Actes Sud, 2009.
, dit s’appuyer sur sa bibliothèque intérieure (répertoire des spectacles vus au fil des ans) pour dégager des nœuds poétiques qui, à son sens, constituent la complexité d’un paysage théâtral. De même, je peux affirmer que tous les spectacles que j’ai vus forment de véritables archives où, comme l’évoque Adler, « tous vont s’intégrer de manière désordonnée dans notre atelier de pensée, construisant ainsi un habitacle de protection et une boussole qui nous orientera – sans qu’on le sache forcément – dans certaines de nos décisions » /03 /03
Laure Adler, Tous les soirs, Paris, Actes Sud, 2016, p. 21.
.

Ici, j’espère avoir matérialisé un geste de remerciement qui sera au service d’une réflexion affective et affectée sur le théâtre, mais surtout sur notre relation à la critique. Écrire sur le théâtre, pour moi, c’est dire merci. C’est penser avec. C’est poursuivre la représentation, prendre le relais. La prochaine fois que vous assisterez à un spectacle, je vous invite à chérir ces questions pour vous rapprocher de la représentation et, ainsi, des artistes qui l’ont fabriquée : quelles sensations vous procure le spectacle ? Est-ce que l’œuvre est venue déplacer quelque chose en vous ? Si oui, qu’est-ce que ce déplacement a fait surgir ? En quoi cette œuvre constitue-t-elle une nouvelle archive au sein de votre bibliothèque intérieure ? 

Reconnaître qu’une œuvre a de l’influence sur soi, c’est déjà dire merci. Je vous invite à vous appuyer sur vos propres processus de réception pour faire jaillir les gestes critiques de partout. Pour que la critique soit tendre et qu’elle ne connaisse aucun centre. 

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Joshua Whitehead, Making Love with the Land, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2024, p. 34.
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Georges Banu, Miniatures théoriques, Paris, Actes Sud, 2009.
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Laure Adler, Tous les soirs, Paris, Actes Sud, 2016, p. 21.

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