Creation Destruction. Chorégraphie et mise en scène: Dana Gingras ; Cocréation et interprétation: Robert Abubo + Amara Barner + Charles Brecard + Jaleesa Coligny + Léna Demnati + Stacey Désilier + Roxanne Dupuis + Jimmy Gonzalez + Caroline Gravel + Koliane Rochon-Prom Tep + Lexi Vajda ; Conception visuelle et scénographie: United Visual Artists ; Composition musicale: Thierry Amar + Timothy Herzog + Efrim Manuel Menuck + Sophie Trudeau – Godspeed You! Black Emperor; Musique additionnelle pour cordes et voix: Craig Pedersen; Direction musicale: Guido del Fabro; Interprétation musique: Timothy Herzog + Efrim Manuel Menuck + Sophie Trudeau + Joseph Yarmush + David Cronkite + Eugénie Jobin Tremblay + Vincent Kim + Frédérique Roy + Jérémie Cloutier + Yubin Kim + JC Lizotte + Jean René + Lana Tomlin, direction des répétitions et assistance à la chorégraphe: Sarah Williams; Dramaturgie: Kathy Casey + Ruth Little; Lumières: Mikko Hynninen; Costumes: Rémi van Bochove; Son: Radwan Ghazi Moumneh; Régie vidéo: Jon Skerritt; Régie lumières: JF Piché; Production et diffusion: Sarah Rogers; Direction de production: Brenda Recinos Ramirez; Régie et assistance de production: Kunal Ranchod. Une production de Animals of Distinction. Présentée au Festival TransAmériques à l’Esplanade Tranquille. 25 au 27 mai 2023.
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Pour le traditionnel spectacle extérieur du Festival TransAmériques (FTA), c’est à la chorégraphe Dana Gingras que revient la tâche d’investir l’espace urbain avec sa pièce Creation Destruction : un récit visuel et chorégraphié dont la trame narrative puise avec évidence dans ces deux actions étroitement liées. La proposition est intelligemment mise en valeur par la composition de l’ensemble et la manière dont la musique et la création vidéo en arrière-plan répondent aux mouvements des interprètes. Ce sont d’ailleurs des champs d’intérêt qui ont marqué les trente années de carrière de la chorégraphe , et auxquels elle ajoute pour l’occasion un regard engagé sur le monde. Dans ce cas-ci, Gingras utilise grandement la technologie pour appuyer son propos et nous servir la chronique d’une mort annoncée. Mais cela reste moins pessimiste qu’il n’y parait.
L’œuvre a été présentée pour la première fois en bordure du Lac Ontario au Festival Luminato, à Toronto, en 2022. Ici, la tranquillité fait place à l’effervescence urbaine – tout de même atténuée par le petit cocon que forme l’Esplanade tranquille. Au milieu des gratte-ciels, dans la lumière timide du crépuscule (assombri par la fumée de ce déchirant évènement qu’est l’incendie de la Chapelle du Bon-Pasteur), douze musicien·ne·s, dont quatre membres du groupe post-rock Godspeed You! Black Emperor, sont installés de chaque côté d’un écran noir sur lequel se jouera une sorte de conte numérique. Quant aux onze danseur·euse·s, vêtu·e·s de hauts fluorescents qui révèlent tous leurs effets à la faveur de l’obscurité, iels se balancent doucement au vent. Au milieu, Caroline Gravel livre un solo dont les mouvements partent d’abord du centre avant de s’étendre, de s’étirer vers l’extérieur. Elle reviendra à plusieurs reprises au fil de la création dans son ensemble noir, agissant comme une présence protectrice, influente et un peu menaçante.
Les tableaux d’un cycle
On retrouve également cette idée d’expansion dans le film expérimental qui, entretemps, s’est mis en marche pour dévoiler une mosaïque faisant appel à la technique du pointillisme (à l’origine utilisée en peinture, mais que l’on transpose ici dans une exploration numérique). Partant aussi du centre, de petites bulles lumineuses grossissent pour adopter l’apparence et atteindre la taille d’une planète, qui tourne sur elle-même, mais qui donne aussi l’impression de s’effondrer vers l’intérieur.
Dans cette première portion du spectacle, la musique ambiante agit comme un personnage lointain et les interprètes traversent l’espace en convoquant principalement la marche et les changements de direction. Cette danse minimale oriente forcément notre attention sur le processus de création qui a lieu à l’écran. On finit par se perdre dans ce qui nous apparaît être un long préambule exigeant patience et écoute particulièrement propice à la contemplation. La référence à la naissance est manifeste et, en même temps, elle n’est associée à aucune théorie en particulier. C’est ce que permet l’abstraction de la technique utilisée. Cette naissance peut être à la fois émotionnelle, créative, engagée et surtout, intime.
Une césure se produit dans la narration lorsque la marche des danseur·euse·s, devenu·e·s des corps luminescents, cède la place à une course en cercle. Les sons de la batterie prennent l’avant-scène tandis qu’à l’écran, la matière devient instable, bouillonnante. Sur la musique suivant une progression en crescendo, les interprètes se lancent dans une dépense physique et chaotique avec une liberté dans le geste et une rythmique qui nous transporte dans un concert post-rock. La musique live prend ici tout son sens, et ce jusqu’à la fin, où elle ne fait qu’occuper une place de plus en plus puissante. La suite de cet interlude jouissif et plaisant à regarder penche davantage vers la destruction annoncée, non sans passer par un état de grâce impossible à renier.
Le tableau final est marqué par un ton un peu plus amer du fait qu’il semble exempt d’émotivité. Les pixels, qui étaient allés jusqu’à prende l’apparence de visages et de corps en mouvements, se transforment en un rideau scintillant et statique. Exit le cercle se nourrissant de lui-même, les explosions de pointes lumineuses, la beauté sous-jacente.
Éternel recommencent
Ce changement dans la trame visuelle fait ressortir enfin quelques questions qui peuvent surgir de la pièce. Sommes-nous en train de perdre notre humanité en dépit (en en raison) du fait que l’on n’a rarement traversé période aussi innovante ? Chaque époque historique a sans doute été marquée par cette question. À ce titre, on peut voir la clôture – où les interprètes adoptent une posture de vénération envers l’œuvre technologique – comme une remarque pessimiste, mais absolument pas rigide.
La mise en scène, qu’elle soit sonore, visuelle ou chorégraphique, est basée sur l’attente, la progression lente ou accélérée, et sur ce qui échappe à notre vigilance. Il s’en dégage cependant une grande acceptation de la présence immuable du renouveau. Après tout, cette dichotomie création/destruction est, dans son essence même, tournée vers l’optimisme. Toutefois, ce couple d’actions n’arrive évidemment pas seul, puisque celles-ci sont provoquées : c’est là que pourrait entrer en jeu notre rôle en tant qu’individu, bien que celui-ci reste extrêmement passif dans le cadre du spectacle.