La femme de nulle part. Mise en lecture : Anna Sanchez. Interprétations : Stéphanie Arav-Clocchiatti, Sofia Blondin, Sarah Cavalli Pernod, Nathalie Coupal, Jonathan Massové Guerville, Étienne Pilon, Isabelle Roy. Un spectacle du Festival Jamais Lu, présenté au Théâtre Aux Écuries le 6 mai 2023.
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On connait l’histoire : c’en est une de filiation, de traumas intergénérationnels, d’amour. L’enfant questionne le parent, un secret bien gardé éclate, la vérité est révélée au grand jour et, enfin, tout se place. Et que se passe-t-il lorsque la parole est niée ? Quand le lieu d’origine ne transforme pas entièrement, radicalement le sujet ? Voilà quelques-unes des nombreuses questions nécessaires et complexes posées par la pièce La femme de nulle part, mise en lecture lors de la 22e édition du Festival Jamais Lu. Plus qu’une quête identitaire forte, le récit que porte la création d’Anna Sanchez chamboule la discipline de l’autoethnographie, relevant avec sensibilité ses angles morts.
Une photo découverte lors d’un souper ouvre la porte à une histoire que personne ne parvient à nommer clairement. Sur celle-ci, une grand-mère blessée par une explosion et une amie. La cacophonie familiale cesse un instant, mais aucune raison claire n’est fournie, aucun détail n’est connu, sauf les éclats de bombe fichés dans le dos. Celle qui tient le souvenir est la sœur, Nora; elle incarne de manière frontale cette génération questionnant perpétuellement son sentiment d’incomplétude. Le cliché déclenche chez elle une impulsion nouvelle : celle de la vérité, qui agira comme antidote à son errance. Le lieu, Oran, en Algérie, est aussi Paris, là où le frère s’envole, là où la grand-mère réside seule depuis longtemps et où Nora, portée par l’impulsion de résoudre l’innommable, tentera de mettre un terme au sentiment d’absence.
Toutefois, le lieu peut-il vraiment nous contenir ? Ensevelie sous les post-its sur l’Histoire de l’Algérie, croulant sous le poids de l’information factuelle, enfermée dans un appartement et aux prises avec les rouages absurdes du système administratif français, Nora ne ressent pas la pression réparatrice espérée, celle d’une embrassade cathartique. Les pièces du puzzle ne se mettent pas en place, résistent, même. Et le dos de Nora lui fait mal, de plus en plus mal. Le frère, aspirant acteur, alterne entre les répétitions pour sa pièce et une écoute attentive des mots de sa sœur, qui est parfois mise à l’épreuve; le père, français, ne sait pas quoi dire; la mère, québécoise, observe et conseille; la grand-mère, elle, refuse de parler; et la sœur, malgré tout, persiste.
La simplicité de la scénographie est frappante. La scène assume l’idée de la mise en lecture et c’est tout à son avantage. Les lutrins font face au public, tout comme les interprètes, qui déclament leur texte au quatrième mur. Quelques jeux de lumière, tout au plus. C’est ce qui a fait la force de La femme de nulle part. Au-delà du côté sobre du décor, le texte porte en lui-même une charge émotive fascinante. Même en l’absence d’interaction entre ceux et celles qui jouent, la justesse des dialogues fait honneur à la complexité du sujet et à la complicité entre les personnages.
Alors que le Festival Jamais lu se définit cette année par le thème des Joies lucides, la pièce d’Anna Sanchez apparaît définitivement comme une luciole éclairant un sujet sombre – non pas par sa nature tragique, mais par sa difficulté inhérente à être nommé, décortiqué. Le personnage de la grand-mère incarne radicalement cette complexité et, surtout, son mutisme volontaire, voir violent, nous confronte dans nos propres désirs de clarté et ébranle nos notions établies de sororité, d’entraide et de devoir familial, de loyauté. Son refus de coopérer fait naître un lot de questions imprévues, confrontantes.
Et que se passe-t-il quand la mémoire refuse de s’actualiser ? Quand le déplacement, la guerre, les adieux enrouent la parole ? Sans réponse, pouvons-nous réellement couper tout lien avec le passé lorsque le corps en porte le souvenir ? Au contraire, la recherche effrénée de réponses est-elle une nouvelle forme de fuite, une manière de refuser le présent ? Et de toute manière, existe-t-il dans le point de départ une réponse qui guérit – est-ce non seulement une attente raisonnable ? Peut-on forcer la réparation ? Que nous doit la mémoire ? Sans elle, pouvons-nous continuer, persister, changer ?
Somme toute, il est difficile de décrire les vérités que fait naître par la pièce puisqu’elle expose surtout les nuances complexes de sujets somme tout récents. La femme de nulle part est un texte qui détourne de récit de filiation et questionne le pouvoir réel du lieu dans la transformation individuelle, familiale, collective. Surtout, il tend vers une libération radicale de la parole qui, inévitablement, en appelle à un amour tout aussi radical et entier.