Nouveaux environnements : approcher l’intouchable, exposition d’art virtuel produite par Molior. Commissaire : Nathalie Bachand ; Artistes : Baron Lanteigne, Caroline Gagné, François Quévillon, Laurent Lévesque & Olivier Henley, Olivia McGilchrist, Sabrina Ratté. Présenté au centre d’art Livart, du 23 mars au 30 avril 2023.
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« Regarde cette fleur! »
Lakis Proguidis
L’art virtuel est un jeu avec la relativité. Sinon, comment défendre ces espaces confinés, où le visiteur et la visiteuse, habitué·es à vivre devant manettes et écrans, visitent seul·es l’univers transformationnel que les images 3D fabriquent dans un studio hautement informatisé ?
Les menaces qui pèsent sur les écosystèmes se font pressantes et nous font craindre des transformations apocalyptiques et radicales de la nature. Responsables de ces basculements écologiques, nous en serions non pas les maîtres, mais les sujets captifs. Nouveaux environnements. Approcher l’intouchable est une exposition de six œuvres d’art virtuel québécoises qui répond au fantasme de fabriquer un monde naturel, inédit et mouvant. Dans votre tête (casquée), vous ressentez en immersion des sensations réelles devant le vide, l’immensité, l’accélération et la transformation de la nature. Vous explorez les changements d’échelle et l’impact d’un monde tourbillonnant, fluide et phosphorescent. Ce territoire mi-naturel, mi-sensible prend possession des chambres blanches, en enfilade, de la galerie. Privé·e de repères spatiaux, vous entrez dans une chasse à l’inconnu au sein de paysages atmosphériques. Une vision fictive du monde vous est proposée ; vous devenez un·e cosmonaute de l’imaginaire.
Dans le sillage des nuages
L’éclat des couleurs numérisées, la beauté des nuages et des écumes cotonneuses, les paradis fleuris et votre forme unique, réceptive et parfois interactive, reconnue par des capteurs, déploient un spectacle changeant. L’artiste peut éventuellement le moduler depuis chez elle ou chez lui, sans prise de risque réelle ni interaction. La technologie est une prestidigitation, que l’artiste omnipotent·e manipule dans son laboratoire, comme un mythe de création inépuisable.
La trame virtuelle soutient un cinéma désorientant, dense et vibrant, qui ouvre plusieurs dimensions de l’expérience. La tension qu’il crée est existentielle, les images poétiques à vous couper le souffle. Vous voyez ce que Rimbaud a cru voir dans son « Bateau ivre » : des lueurs géantes, des dérades, des bleuités marines, des espaces lactescents, des noyades, des trombes, des ressacs et des courants. Vous retrouvez avec lui, avec eux et elles – Baron Lanteigne, Caroline Gagné, François Quévillon, Laurent Lévesque et Olivier Hanley, Olivia McGilchrist et Sabrina Ratté –, les libres visions de vos dix-sept ans, ici portées en hommage à la Terre. On y a inséré des écrans, parfois des miroirs, relais de la vision entre technologie et matière organique, qui évoquent à la fois la mémoire et la transformation de nos écosystèmes. Les images virtuelles vous excitent avec leurs artifices psychédéliques et psychologiques, musicaux et physiques, doux et instables, affolants ou méditatifs. De leurs qualités contrastées, la commissaire Nathalie Bachand a retenu tantôt l’angoisse, tantôt l’atmosphère paisible. Une seule figure humaine traverse ici l’immensité : une acrobate en chute, pixellisée, dévitalisée.
Mystérieuses écofictions
Par la manette informatique, vous grossissez une forme, y pénétrez avant qu’elle n’éclate autour de vous. Dans Ascension, Baron Lanteigne soulève des mains gantées qui vous frôlent, pur fantasme déstabilisant. Caroline Gagné a recréé une forêt de flocons immatériels, dont l’humain fait bien de se tenir loin : dans Autofading – se disparaître, la nature s’enrage toute seule. François Quévillon, dans Érosions ou Météores – une propulsion intéressante à travers les corps terreux et ferrugineux –, explore la transmutation volcanique des roches du Saint-Laurent. Cette réalité étendue a un pouvoir étonnant, les « objets » proposés ayant l’apparence trompeuse de météorites et de galets éclairés de rayons inconnus. Le Conservatoire : autre horizon de Laurent Lévesque et Olivier Henley m’a paru moins original avec sa forêt de plantes (270, précise le cartel), mais sa provenance impressionne : la matière est extraite de 33 jeux vidéo de type FPS (First-Person Shooter) conçus sur une période d’une vingtaine d’années. Ici, le joueur ou la joueuse est captif·ve : c’est peut-être ainsi que les plantes nous voient.
Autres jeux de jeux, les Virtual Islands de Olivia McGilchrist et Floralia de Sabrina Ratté. Cinétiques, ces œuvres favorisent les projections psychiques sur l’univers aquatique dont on saisit l’ambivalence : la nature console mais nous dépasse, et, pas plus que nous ne garantissons la survie des espèces, rien ne saurait nous en protéger.
En général, les arts de la scène invitent à observer le corps vivant, tandis que l’art visuel, quant à lui, favorise la distanciation avec l’objet saisi. L’art virtuel tente ici une conjonction ingénieuse des tendances, qui voudraient nous soustraire à la violence réelle et nous ramener vers des espaces quantiques, magnétiques, géants ou microscopiques, et ce grâce à leurs formes expressives, tantôt naïves, tantôt surréelles, mais toujours chargées d’affects.
« Les poètes sont des monstres. Ils nous aideront à traverser la nuit qui vient », écrit Christian Bobin dans son ultime ouvrage. Ces œuvres sont aussi des poèmes : elles donnent à voir en chaque installation (photographique, architecturale, animée) un moi cristallisé, éclaté sur l’écran qui nous regarde. Œuvres d’éveil face à la menace de disparition, elles nous rappellent que le symbolique n’est jamais absent. Tout se passe comme si ces collages surréalistes voulaient insister sur l’idée que l’humain est plus que jamais intéressé par la dynamique expansive et vertigineuse du cosmos, et qu’il espère explorer un jour les nombreuses dimensions, encore irreprésentables, de l’univers. Pourtant, cette exposition cohérente laisse penser que la connaissance de la nature, dès lors qu’on change de point de vue, n’est pas plus avancée que celle des enfants. Ces lunettes lourdes nous font croire que le sol s’ouvre et que le ciel nous soustrait à la gravité. Notre corps, soudain enchevêtré, est lié par l’illusion à ces espaces protéiformes et multipliés.
Sabrina Ratté, Lieux de mémoire, 2023.
crédits photos : Rémi Hermoso