Insoutenables longues étreintes. Texte : Ivan Viripaev ; traduction : Galin Stoev, Sacha Carlson ; mise en scène : Philippe Cyr ; interprétation : Christine Beaulieu, Marc Beaupré, Joanie Guérin, Simon Lacroix ; scénographie : Odile Gamache ; lumières : Cédric Delorme-Bouchard ; conception sonore : Vincent Legault ; costumes : Wendy Kim Pires ; présenté au Théâtre Prospero, du 28 mars au 15 avril 2023.
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Le Théâtre Prospero nous a habitué·es, ces dix dernières années, à l’œuvre d’Ivan Viripaev. Après Oxygène, mis en scène par Christian Lapointe en 2013, puis Illusions et Les enivrés, portés à la scène par Florian Siaud en 2015 et 2017, c’est au tour d’Insoutenables longues étreintes, la plus récente création du dramaturge russe, d’être prise en charge par Philippe Cyr. On y retrouve des thèmes chers à l’auteur : l’ivresse, l’autodestruction, l’amour, la crise existentielle sont autant de sujets à travers lesquels souligner les paradoxes de notre monde contemporain. Quatre trentenaires – Monica, Charlie, Amy et Christophe –, confronté·es au vide de leur existence, s’abîment dans divers comportements autodestructeurs. Iels se gavent de sexe et de drogues dans l’espoir que le plaisir ainsi ressenti leur permette de fuir leur quotidien (ponctué d’avortements et d’adultères) et de gommer leurs souffrances psychologiques. Iels entament alors une quête d’absolu frôlant le mysticisme : une douce voix issue d’une autre galaxie leur parle, les aidant à traverser leur enfer personnel et à atteindre une forme de plénitude spirituelle. Iels se déstratifient dans le but de revenir à l’impulsion originelle, celle qui part du centre de soi et leur permet d’oublier le monde, pour le meilleur et pour le pire.
Traversée vertigineuse
En apparence simple lorsqu’on essaie de la résumer sur papier, cette partition est en fait d’une incroyable densité : s’y entremêlent les narrations, les récits et les histoires de chacun·e, et ce, avec une grande liberté. On ne peut que souligner l’adresse dont fait preuve Philippe Cyr en ralliant tous ces éléments dans une mise en scène qui demeure cohérente et limpide pour le·la spectateur·trice. Le tout est magnifiquement appuyé par Odile Gamache, Cédric Delorme-Bouchard, Vincent Legault et Wendy Kim Pires, dont le travail confère au spectacle une esthétique qui, bien que discrète, s’avère d’une grande éloquence : le côté clinquant des costumes et le décor – composé d’une surface capitonnée à l’arrière-scène et d’une plateforme hexagonale pivotante, toutes deux recouvertes de velours bleu –, nous transportent dans un non-lieu fertile, à la fois espace mental, bulle intergalactique et arène de cirque. Peuvent alors se déployer aussi bien les moments tragiques que comiques, sans que jamais on perde nos repères.
On ne peut non plus passer sous silence la force et l’aisance des quatre interprètes qui, dirigé·es de main de maître, naviguent dans cet univers insolite, assumant les ruptures de ton et passant d’un état à l’autre, d’une temporalité à l’autre, en l’espace de quelques secondes. Leur performance, aussi bien vocale que physique, est indéniablement maîtrisée. Iels livrent, avec cette fausse insouciance qui est caractéristique de l’écriture de Viripaev, un flot de pensées en vrille, sans que jamais on se sente largué·es ; on demeure accroché·es à ce chaos du début à la fin de la représentation, comme s’il était le nôtre.
Vaine plénitude
Il y avait un risque inhérent à l’écriture d’une pièce sur l’autodestruction, un sujet à la mode depuis quelques années. Mais dans Insoutenables longues étreintes, les mouvements d’autodestruction sont vidés de leur dimension tragique tant ils frôlent le cliché, et c’est bien ce qui en fait tout l’intérêt. Philippe Cyr a judicieusement su aborder ce texte avec humour et autodérision, assumant ainsi le cynisme qui le traverse. C’est d’ailleurs en grande partie par le biais de ce ton sans compromis qu’une critique sociale s’organise en mettant en lumière l’absurdité de notre existence désenchantée. On n’a donc pas affaire à un jeu réaliste, ce qui rend cette proposition originale et digeste.
Tout ceci contribue à attirer notre attention sur l’inutilité de la quête existentielle des quatre protagonistes. Une fois leur état de plénitude atteint, lorsque le bonheur et le plaisir absolus ont été expérimentés, que peuvent-iels encore espérer ? L’existence ordinaire leur paraît alors encore plus fade qu’au commencement de leur quête. Ce faisant, deux choix s’offrent aux personnages : renouer avec les plaisirs artificiels avec une intensité croissante, jusqu’à l’overdose, ou encore se suicider, pour mettre fin à ce sentiment d’insatisfaction qui grandit en elleux. Le cynisme de l’auteur apparaît ici : une fois arrivé·e au bout de la route, a-t-on d’autres choix que de rebrousser chemin ou de se jeter dans le gouffre qui se présente à nous? Insoutenables longues étreintes se clôt en effet en semblant nous dire, de manière pessimiste, qu’il serait préférable de ne rien prendre au sérieux en acceptant d’emblée la dimension oxymorique et vaine de l’existence.