S’affranchir

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Photo : Svetla Atanasova
27.04.2023

Bonnes bonnes; texte : Sophie Gee et Tamara Nguyen; mise en scène : Sophie Gee; assistance à la mise en scène et régie : Chad Dembski; distribution : Sophie Gee, Charo Foo Tai Wei et Meilie Ng; enregistrements additionnels : France Rolland et Eric Leong; conseil dramaturgique : Sacha Dion (Centre des auteurs dramatiques); direction technique : Pierre Tripard; direction de production : Myriam Poirier Dumaine;  son : Christine ML Lee; prise de son : Elena Stoodley; éclairages : Nine Desbaillet; projections : Amelia Scott; costumes : Jessica Poirier-Chang; assistance aux costumes : Margarita Brodie et Claudelle Dextraze; coupe et couture : Jez Yung, Vita Nikitenko et Maéva Bouchard (Atelier-M-); scénographie : Maryanna Chan; mentorat scénographique : Eo Sharp; consultation artistique et culturelle (première phase de création) : Angie Cheng, Winnie Ho et Claudia Chan Tak; éclairages (première phase de création) : Maya Jarvis; conseil dramaturgique (première phase de création) : Marilou Craft; présenté au Théâtre Aux Écuries du 11 au 22 avril 2023.

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Bonnes bonnes, de Sophie Gee et Tamara Nguyen, s’inscrit dans une saison théâtrale où, enfin, la parole commence à se faire plurielle. Après Chokola, solo de l’autrice et comédienne haïtienne-québécoise Phara Thibault, et Manikanetish, adaptation du livre du même titre de l’écrivaine innue Naomi Fontaine portée par une distribution entièrement autochtone, ce sont des artistes sino-canadiennes qui s’inspirent du classique Les bonnes de Jean Genet pour en tirer une œuvre singulière, empreinte d’une authenticité désarmante et traitant d’altérité sous divers angles.

Les personnages éponymes interprétés par Charo Foo Tai Wei et Meilie Ng, auxquelles se joint la coautrice et metteure en scène Sophie Gee, se réunissent autour d’un repas pour discuter du film sur lequel travaille cette dernière. Grâce à des projections vidéo – où le décor (une coiffeuse, une tringle à vêtements, un tabouret) est identique à celui habillant la scène –, public et personnages regardent des extraits d’une adaptation intersectionnelle du texte de Genet, où le racisme côtoie le classisme, iniquité à partir de laquelle est construite la pièce originale de 1947.

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Photo : Svetla Atanasova

Le concept se révèle fort riche puisqu’il permet de prolonger le discours : aux répliques des actrices du film – aussi incarnées par Charo Foo Tai Wei et Meilie Ng – s’ajoutent les commentaires métadiscursifs des protagonistes de Bonnes bonnes. Le procédé aurait sans doute pu s’avérer lourd ou semer la confusion par le dédoublement qu’il implique (distribution, scénographie, propos), mais, au contraire, se dégagent des interruptions inopinées une spontanéité et une vérité qui ne peuvent qu’inviter à prêter attentivement l’oreille.

Le secret est dans la sauce

Un élément étonnant concourt considérablement à créer l’ambiance naturaliste et propice aux échanges sans ambages dans laquelle cette production de la compagnie Nervous Hunter plonge l’auditoire : les trois femmes, tout en regardant l’enregistrement, concoctent une sauce chili – dont les parfums d’ail et de piment emplissent la salle, faisant de facto du spectacle une expérience multisensorielle. Cette sauce constitue, en outre, une splendide allégorie. En la cuisinant, chacune de ces Canadiennes d’origine chinoise affiche son propre degré d’assimilation à sa culture d’accueil et d’attachement à celle de ses ancêtres : Charo connaît par cœur les étapes et proportions menant au résultat escompté, et Sophie aurait demandé la recette à sa mère si elle n’avait pas été momentanément en froid avec elle, tandis que Meilie n’en sait que ce que YouTube a pu lui enseigner. Celle-ci lancera d’ailleurs à ses amies, à deux reprises, qu’elle sait ne pas être « assez chinoise » pour elles.

Pourtant, ces copines confessent avoir déjà été embarrassées par leurs origines, s’être désirées plus occidentales. S’il s’agit, ici, de racisme internalisé, cette détestation de soi-même et cette vénération éprouvée honteusement, malgré soi, envers ceux et celles qui nous oppressent sont à la base de la pièce Les bonnes. Rappelons que Genet met en scène deux domestiques désirant assassiner leur méprisante employeuse, mais qui sont freinées dans leurs élans par l’attachement et l’admiration qu’elles lui portent néanmoins, ainsi que par le dégoût qu’elles ont d’elles-mêmes. D’où la pertinence de se servir de ce texte comme d’un tremplin pour aborder ces enjeux et s’ébrouer ensuite dans la vastitude des considérations liées à la complexité d’apprendre à se définir et à s’épanouir, particulièrement lorsque l’on navigue entre deux cultures. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’œuvre de Gee et Nguyen ne manque pas de contenu.

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Photo : Svetla Atanasova

Quand toutes les robes de mariées seront rouges

Sur le plan formel, on notera bien quelques maladresses, certains angles qui auraient pu être légèrement arrondis. Ainsi la qualité du son accompagnant la captation vidéo projetée sur le mur du fond – à l’intérieur d’un cadre, puis en en débordant symboliquement – ne permet-elle pas toujours d’apprécier le texte à sa pleine mesure. En revanche, les chorégraphies aux gestes itératifs évoquant ceux des travailleurs et travailleuses d’usines de l’industrie du textile, qui ponctuent avec une juste parcimonie le spectacle, ont le mérite de rappeler qu’une large part du peuple chinois ploie encore sous le joug d’un quotidien ouvrier éreintant et aliénant.

Il est d’ailleurs question, dans Bonnes bonnes, de la puissance économique montante que représente la Chine. Les protagonistes s’emballent à cet égard et imaginent, dans une parodie critique, un monde où la culture chinoise est devenue la norme, où une personne qui garde ses chaussures à l’intérieur serait vertement semoncée, où la sauce chili détrônerait le ketchup, où les « Whitetown » seraient les nouveaux ghettos. Or, encore une fois, les avis des héroïnes à ce sujet s’opposent, et s’exposent dans toute leur richesse. Il s’agit là de la plus grande force de cette engageante création : des propos éclairants, exprimés sans complaisance. L’art devient ici le véhicule d’une sincérité qui fait implacablement mouche.

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