Vous êtes animal. Texte : Jean-Philippe Baril Guérard. Mise en scène : Patrice Dubois. Interprétation : Jean-Philippe Baril Guérard ; Isabeau Blanche ; Lyndz Dantiste ; Laurence Dauphinais ; Harry Standjofski et Phara Thibault. Assistance à la mise en scène et régie : Adèle Saint-Amand. Conseil à la dramaturgie : Marie-Hélène Thibault. Scénographie et costumes : Ange Blédja Kouassi et Margot Lacoste. Composition sonore : Antoine Bédard. Assistance à la composition sonore : Marie-Frédérique Gravel. Éclairages : Leticia Hamaoui. Vidéo : Julien Blais. Direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin. Direction technique : Sacha Rancourt. Productrice : Julie Marie Bourgeois. Création du Théâtre PÀP présentée au Théâtre de Quat’Sous du 17 janvier au 11 février 2023.
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Après avoir accumulé les succès de librairie depuis une dizaine d’années, Jean-Philippe Baril Guérard retourne à ses racines théâtrales avec Vous êtes animal, une pièce uchronique qui se joue de l’écosystème médiatique moderne. En 2022, dans un monde presque identique au nôtre, Charles Darwin bouleverse la scène internationale en faisant paraître son essai Sur l’origine des espèces. Alors que l’étudiant de biologie voit sa sécurité mise en péril et sa théorie de l’évolution soumise à la pire entreprise de désinformation, Baril Guérard s’adonne à un travail de « théâtre documentaire » pour faire la lumière sur cette affaire. Mais voilà que le dramaturge est lui-même frappé par un renversement inattendu dans l’histoire qu’il couvre… Qui est réellement Charles Darwin ? Quel est le sens de son livre ? Où se cache la vérité ?
Détournement de la science
Si les sciences ont toujours procuré à l’imaginaire social des objets de mythification, on sait bien que le contexte contemporain de circulation de l’information, créé par l’usage des nouvelles technologies, des réseaux sociaux et par la course au profit, accroît les possibilités de détournement des discours scientifiques, donnant lieu dans certains cas à des dérives scandaleuses. Vous êtes animal s’attaque à ce pan obscur de nos sociétés en exhibant différentes appropriations qui auraient pu être faites de la théorie de l’évolution, notamment en ce qui concerne les concepts de « sélection naturelle » et de « lutte pour l’existence », si elle avait été développée aujourd’hui. À la différence de la grande majorité des uchronies, celle-ci tente donc moins de modifier le passé que de déplacer un événement historique dans le présent, un exercice qui n’est pas sans défauts lorsqu’on considère que la réalité actuelle a évidemment été déterminée par les divers apports du darwinisme. Reste que le concept initial de Baril Guérard permet d’instaurer un cadre de pensée idéal pour tourner notre époque en dérision.
La pièce se présente comme une enquête en cours, où chaque scène est construite sur le modèle du pastiche – d’une émission de variété, d’une vidéo TikTok ou encore d’une chaîne YouTube conspirationniste réagissant à la publication de l’essai du biologiste. Les comédiens, tous convaincants dans leur performance, ont ainsi l’occasion de se glisser dans la peau d’une panoplie de personnages, tantôt réels, tantôt fictifs, aux appartenances politiques et sociales variées : Harry Standjofski interprète un réactionnaire texan cherchant chez Darwin matière à attiser sa haine de l’Autre alors que Phara Thibault incarne une rappeuse ravivée dans son art par la conception évolutionniste de la mort.
D’un point de vue scénographique, la production mise notamment sur une immense tuile de projections dédoublant les images en direct afin d’exprimer les effets de médiation et de déformation des idées qui régissent l’espace public. On retrouve aussi sur scène nombre d’appareils technologiques (téléphones, caméras, projecteurs, micros, etc.) par lesquels est souligné le caractère technicisé de l’univers dépeint.
Tourner à vide
Il n’y a donc pas à dire sur la cohérence narrative de Vous êtes animal : les personnages sont facilement identifiables bien que souvent caricaturaux ; les logiques intertextuelles contribuent à la construction spatio-temporelle du récit et les formes empruntées à la médiasphère permettent de brosser un portrait vraisemblable de nos moyens de communication. Néanmoins, le discours de l’œuvre, censé dénoncer les détournements de la science, souffre de certaines maladresses. Comme si le caractère sensationnel de la thématique autorisait tous les élans satiriques, la pièce tend parfois à mettre n’importes quelles lectures et appropriations de la théorie de l’évolution sur un pied d’égalité. On me rétorquera que, précisément, l’objectif vise à donner à voir les risques du relativisme. À cet égard, la fin de la pièce est significative en ce qu’elle brouille toutes les frontières entre science et fiction, comme entre vérité et mensonge. Demeure néanmoins l’impression que le procédé dramatique et humoristique finit par prendre le pas sur une véritable réflexion de société, située, lucide et productrice de sens.
La force de l’œuvre serait donc davantage à trouver du côté de sa réflexivité artistique. Grâce à sa structure métafictionnelle pleine d’originalité, qui consiste à orchestrer un faux travail de théâtre documentaire, Vous êtes animal pose des questions sur le rôle de l’art à l’ère des réseaux sociaux et des polémiques virales. Quelle distance (temporelle, spatiale, idéologique) la création doit-elle adopter quand elle aborde l’actualité ? Quelle valeur peut-on accorder aux discours artistiques en regard des flux d’informations qui nous entourent ? Que peut enfin l’art au sein de ce monde qui se virtualise ?