À bout de bras. Compagnie : Part+Labour_Danse. Co-création : Emily Gualtieri & David Albert-Toth. Direction : Emily Gualtieri. Interprétation : David Albert-Toth. Textes : Étienne Lepage, David Albert-Toth. Concepteur des éclairages et régie : Paul Chambers. Compositeur : Antoine Berthiaume. Design illusions : Marc-Alexandre Brûlé. Consultante au costume : Nalo Soyini-Bruce. Directrice des répétitions et régisseuse de plateau : Jamie Wright. Regards extérieurs : Helen Simard, Mélanie Demers. Directrice de production : Dominique Sarrazin. Directeur technique : Mateo Barrera. Présenté à l’Agora de la danse, du 2 au 5 novembre 2022.
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Tantale, héros de la mythologie grecque, a donné son nom à l’archétype de l’insatisfait. L’objet de son désir ne cesse de lui échapper ; il a beau tendre le bras, il touche le vide. Or, le terme désigne aussi un métal lourd, ainsi qu’un échassier. Ces homonymes nous rappellent que les mots, comme les arts, peuvent se tourner le dos et s’ignorer par le sens, tout en gardant l’étrange point commun des sons et de la graphie. Le langage est en effet plein de faux-fuyants et d’apparences trompeuses. Cette petite histoire est un peu celle du solo endossé par David Albert-Toth, qui réussit le tour de conjuguer en lui un acteur, un danseur et un prestidigitateur. Trois espèces distinctes, qui ne parlent pas le même langage.
Apparu sous trois costumes différents – un tissu scintillant grossièrement jeté sur sa nudité, puis une tenue de sport et, enfin, un vêtement de parade –, le créateur propose, sous la direction d’Emily Gualtieri, une pièce théâtrale au ton léger, voire parodique, essentiellement fantaisiste, reposant sur un texte et des épisodes dansés. Le tout s’ouvre par une scène circassienne, où l’acteur, muni d’un micro, nous incite à refuser d’obéir plus longtemps au capitalisme, aux contraintes politiques, aux surveillances complaisantes des dernières années. La pièce se conclut sur le même registre (celui d’un numéro de cirque) dans lequel une jolie manipulation de fleurs en papier, fleurissant au bout de la main osseuse du magicien, apporte le rêve comme alternative au grand marché.
Jouir du manque
Construite comme une fable, la pièce fait le lien entre l’idée générale et sa morale politique – « Luttons contre la consommation et le capitalisme qui nous étouffent et nous contrôlent »–, et ce par l’anecdote et la métaphore dansée. L’inassouvissement de Tantale y est raconté brièvement, le mythe grec croqué en quelques phrases. S’ensuit une illustration contemporaine, parodique, ni étoffée ni profonde, où se mélangent, dans un récit bavard, les deux langues nationales : impossible de juger vraiment de l’habileté ni de l’acuité de ces textes. Les mots coulent en rivière, insignifiants. Le personnage annone son besoin, son idée fixe. Sa soif est prétexte à fantaisie scénique, car ce chantre du vide intérieur, privé de petite monnaie, ne désire… qu’une cannette de coke dans un distributeur.
Le ridicule, évidemment, devrait étouffer cet amateur privé de son objet fétiche, une misérable boisson. Le voici s’adonnant à la répétition, à l’imploration, incapable de se repaître et coincé dans son fantasme. Il danse en remplissant l’espace scénique de ses déplacements erratiques, balançant ses immenses bras terminés par des ongles peints et déployant son corps très long de performeur, l’étirant, l’allongeant ou le repliant tour à tour : il décline de jolies postures suppliantes, délicieusement supplicié par sa convoitise ou enragé de ne pouvoir se satisfaire.
Tout ce qui brille n’est pas d’or
Au cirque, tout est possible : il y faut surprendre, émerveiller par l’invention, les lumières, l’orchestre, se déplacer avec fluidité, exagérer les qualités et les défauts d’un rôle. Disons que certains de ces ingrédients manquent dans cette pièce aux bonnes intentions, que l’argument est noyé et que les articulations de l’interprète craquent un peu trop souvent.
Néanmoins, le corps d’Albert-Toth prend vie dans le décalage du propos comique, par ses astuces, en inversant ses dimensions réelles et en représentant le désir le plus pitoyable et les frustrations de Tantale. Par ses postures inattendues au sol, qui mettent en valeur un visage émacié, grimaçant, mortifié par le délire, et par ses nombreux glissements et ses reptations serpentines, l’interprète empêche toute affirmation phallique du désir.
Le danseur fait dériver son jeu sur la frénésie de convoiter une broutille, désir qu’il qualifie de sexuel – une incongruité cocasse – pour signifier le cafouillage de l’identité, du langage et du comportement auquel mène l’ardente habitude de consommer. La jouissance, ici, est clairement du côté du manque. La danse est amusante. Elle échappe au sérieux du désir, qui ouvre à l’autre. Ici, elle tourne en dérision et métaphorise l’humeur malsaine de la concupiscence. On dirait que le désir ne peut que dérouler ses bouts de ficelle emmêlés, le bric-à-brac qui a envahi l’âme et fait de son prisonnier un esprit simplet.
De glissements inattendus en impasses du désir, le soliste s’invente une sortie de son vide existentiel par une pirouette dans la magie. Une série de roses en papier qui se déplient, sorties de rien, est plus merveilleuse que le goût archi publicisé et la marque omni distribuée de cette boisson médicamenteuse ou sucrée. La dérision mériterait de prendre plus d’ampleur, car le sujet est moins comique que grave. Cette équivoque m’a dérangée, comme si on avait touché à tout, non sans raison ni talent, mais sans rien approfondir. Sortira-t-on vraiment de notre époque par un tour de magie? Retrouverons-nous notre enfance tant que l’éveil par la culture, le théâtre, le cirque, la danse, les arts légers de la présence seront condamnés à subir les lois des appétits vains et standardisés?
crédits photos : Robin Pineda Gould