La reine est morte. Puis, j’ai reçu le message de Patrice.
Patrice n’a pas dormi depuis dix ans. Col bleu de nuit, zombie de jour, c’est grâce à lui que les lampadaires de la ville continuent de cracher leurs photons. Seul dans son truck, il s’est mis à écouter Marie-Louise Arseneault en rediffusion, et Marie-Louise l’a convaincu que les théâtres montréalais accueillaient des perdus en son genre. Depuis, il me parle de toutes les pièces qu’il va voir (Patrice parle beaucoup), mais l’occasion d’y aller ensemble ne s’était encore jamais présentée.
En une trâlée de mots et autant d’émotions brutes, Patrice m’invite à l’accompagner au Théâtre aux Écuries pour assister à une tragédie de circonstance, Richard III, adaptée sous la forme d’un gala de lutte. Sur le coup, je me demande si le Richard en question n’est pas un lointain parent de la défunte.
Je ne sais pas à quel moment exactement j’ai compris que nous n’allions ni approfondir notre connaissance de la monarchie britannique, ni voir du théâtre à proprement parler. Peut-être lorsque Patrice m’a apporté deux hot-dogs vapeur relish-moutarde ou lorsqu’on nous a annoncé que les téléphones pouvaient rester ouverts durant la représentation. À la première réplique, la fille à côté de moi a lâché un cri guttural, trois barbus ont levé leur canette de Pale Ale et les Écuries ont pris des allures de Centre Paul-Sauvé.
De la consanguinité d’un noble mariage
Il y a une jolie expression, forgée par l’écrivain Gaétan Brulötte, qui mériterait d’être employée plus souvent par la critique : haptisme. Contrairement à la parodie ou au pastiche, la pratique haptiste ne cherche pas à tourner en dérision ou à imiter, mais plutôt à se saisir de formes non littéraires pour « leur donner un destin autre, plus ludique, plus esthétique, plus philosophique ». Un peu, oserais-je dire, comme Marie-Louise Arsenault lorsqu’elle s’est saisie de Patrice pour en faire un être de culture. C’est à la lumière de ce procédé qu’il faut penser le rapport qui s’établit, dans Dick the Turd, entre les codes du théâtre et ceux de la lutte professionnelle. On peut alors se demander ce que les emprunts formels au catch apportent concrètement à la dramaturgie.
Or, le langage de la lutte professionnelle, Roland Barthes l’a bien montré dans ses Mythologies, est essentiellement celui du théâtre classique et de la Commedia dell’arte. Le mariage entre le théâtre élisabéthain et la lutte en est donc un entre proches cousins (de là peut-être la difficulté à le rendre fécond). Si l’antihéros shakespearien par excellence, Richard III le difforme, se présente ici sous les traits du catcheur Dick the Turd (Guillaume Bouliane-Blais), les signes de sa méchanceté n’en deviennent que plus emphatiques : la dentition clairsemée, la démarche titubante, le vocabulaire ordurier, l’épaisse ligne de khôl sous les yeux, la voix caverneuse participent tous à la surenchère. C’est que dans l’arène, l’apparence n’est jamais trompeuse et le spectateur jouit de cette adéquation parfaite entre le signifiant et le signifié. Il ne lui reste plus qu’à conspuer le mal-aimé, plaisir prémoral dont Patrice, ce soir-là, ne s’est nullement privé.
La lutte, c’est fake!
Pour ma part, j’ai tendance à me sentir invisible dès que j’entre dans une salle de théâtre. Mon corps, vulnérable et béant, demande à vivre par procuration. Mais le dispositif scénique emprunté à la lutte récuse cette posture en amenant une nouvelle dynamique : deux caméras captent l’action sur le ring et les réactions des spectateur.rices en direct, le public se situe non seulement face à l’arène, mais aussi sur les côtés où les lutteur.euses atterrissent invariablement, les comédien.es interagissent avec la salle (Dick déplorant la présence d’un bébé dans l’assistance ou appelant une chahuteuse à venir se prêter aux jeux de coulisse). Si la mise en scène d’Elisabeth Coulon-Lafleur a l’ambition d’offrir une expérience immersive, on peut dire mission accomplie. Par contre, elle ne parvient pas à rendre la lutte « plus esthétique » ou « plus philosophique », pour revenir à la définition proposée par Brulötte.
Certains choix vont pourtant en ce sens, comme celui de disséminer ici et là des répliques originales en anglais (« I shall despair. There is no creature loves me, / And if I die no soul will pity me. / Nay, wherefore should they? — Since that I myself / Find in myself no pity to myself? », s’exclame à deux reprises le méchant de service). Mais au final, on ressort avec l’impression que les clins d’œil à l’univers shakespearien ne changent pas grand-chose à la ritournelle machiste et conformiste de la lutte. À l’exception peut-être d’une scène, la plus réussie à mon sens, lors de laquelle Crazy Ann, interprétée par Justine Prévost, pète les plombs et la gueule d’à peu près tout ce qui bouge, y compris des commentateurs du gala England Mania. La comédienne de cinq pieds occupe alors tout l’espace scénique, renversant les codes usuels de ce divertissement chorégraphié. Elle s’écrie d’ailleurs « La lutte, c’est fake! » en se fracassant une bouteille de vin sur la tête. Comme dans l’ensemble du spectacle, les cascades sont prodigieuses, mais elles acquièrent ici un surplus de sens. On entrevoit alors comment le langage du catch pourrait servir à mener d’autres types de combats.
Sur le chemin du retour, Patrice m’a d’ailleurs informé que le corps de Richard III avait été retrouvé en 2013, sous le bitume d’un stationnement de Leicester. L’avait-il appris à la nouvelle émission de Marie-Louise? La chercheure qui a initié la fouille, Philippa Langley, milite pour changer l’image trompeuse de ce king du parking, colportée de génération en génération depuis plus de cinq cents ans. Selon elle, la pièce de Shakespeare relève de la propagande commanditée par la maison Tudor pour se débarrasser définitivement des partisans des Plantagenêts. Comme quoi, sur le chemin de la vérité, on n’a jamais fini d’en découdre.
crédits photos : Arch’ Pictures