L’art de vivre. Texte : Liliane Gougeon Moisan ; Mise en scène : Solène Paré ; Assistance à la mise en scène et régie : Félix-Antoine Gauthier ; Scénographie : Elen Ewing ; Accessoires : Julie Charrette ; Costumes : Oleksandra Lykova ; Conception sonore : Alexander Macsween ; Éclairages : Leticia Hamaoui et Ariane Roy ; Vidéo : Dominique Harry ; Réalisation vidéo et montage : Julien Blais, assisté de Emmanuel Grangé ; Interprètes : Simon Beaulé-Bulman, Larissa Corriveau, Raphaëlle Lalande et Tatiana Zinga Botao ; Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt-Bélanger ; Direction de production : Julie Marie Bourgeois et Maryse Beauchesne ; Coordination de production : Adèle Saint-Amand ; Directrice technique : Rebecca Brouillard ; Régie de plateau : Ariane Roy ; Coordination : Valérie Hénault ; Productrice : Julie Marie Bourgeois ; Direction artistique : Patrice Dubois. Une production du Théâtre PÀP, présentée à l’ESPACE GO du 1er au 18 septembre 2022.
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Abattre les murs, tous les murs. Tel est l’objectif de June, la résidente d’un condo deux chambres dont le bureau (rebaptisé « bibliothèque ») menace sans cesse de se métamorphoser en chambre de nouveau-né dans ce monde formaté où la prochaine étape va toujours de soi. Sauf que June bouscule sa destinée le jour où elle entreprend, armée d’un marteau, de pulvériser les murs qui la séparent de ses voisins. Elle atterrit chez Jordan, un jeune professionnel déprimé, avant que Bianca et Ingrid, respectivement obsédées par la cuisine et par le sport, les rejoignent. Leur seul point commun ? Vivre en solitaires, enfermé.es entre quatre murs, aux prises avec les injonctions d’une société capitaliste qui les gruge à petit feu. Ils sont encore loin de se douter qu’ils s’apprêtent à réaliser le fantasme communautaire post-apocalyptique de June qui, en réalité, ne fera pas long feu… d’autant plus qu’aucun.e n’est capable d’allumer un feu de camp.
Une catastrophe anticipée
Il est tentant de lire le texte de Liliane Gougeon Moisan à l’aune de la pandémie de Covid-19. Après tout, la période de confinement nous a toutes et tous, à divers degrés, amené.es à éprouver cette sensation d’étouffement, de solitude forcée et d’ennui profond que les personnages expérimentent. Or, il est bon de préciser que L’art de vivre a été écrit avant la pandémie, et non en réponse à celle-ci. C’est une pièce qui parle d’un désastre, celui d’une copropriété dont l’écroulement subit fonctionne comme une métonymie des catastrophes à venir : pandémie, certes, mais aussi changements climatiques, effondrement du système capitaliste, etc. La prémisse de la pièce — Comment quatre personnes peuvent-elles se (re)mettre à vivre après la destruction de leur habitat tout droit sorti d’un catalogue IKEA ? — pose une question plus vaste : Comment vivre, en général ? Et, par conséquent : Comment vivre seul ? Comment vivre en famille, avec ou sans enfant ? Comment vivre au théâtre ? Comment cohabiter avec le vivant qui nous entoure ?
En émancipant la pièce de son contexte pandémique, on l’ouvre ainsi à une série d’interrogations ; le texte de Gougeon Moisan s’avère en effet trop percutant pour y être réduit. Au fond, comme le résume parfaitement la metteuse en scène Solène Paré lors d’un entretien, « la pièce contient la pré-catastrophe ».
La chasseuse rose
Mon coup de cœur va sans conteste au personnage d’Ingrid, interprétée par Larissa Corriveau. Le jeu impeccable de l’actrice met en valeur la complexité de cette nageuse habillée en rose de la tête aux pieds et tout aussi attendrissante qu’effrayante. Elle est d’abord le véhicule d’un discours publicitaire sur les bienfaits de l’exercice physique, qu’elle ponctue de petits sauts sur son ballon d’exercice – rose également –, avant de se transformer en chasseuse féroce prête à tuer son nouveau-né (venu au monde de manière impromptue suite à un déni de grossesse). Grâce à de subtiles inflexions, ainsi qu’à des mimiques évocatrices, le fin mélange des slogans machinalement répétés et du dégoût profond d’Ingrid pour la société qui l’a forgée apparaît clairement, tout en nous faisant rire aux éclats. « Pour protéger vos égos, vous allez scraper le bébé !? », s’exclame-t-elle lucidement.
Corriveau exprime à elle seule une tension centrale au texte, celle qui oppose l’envie d’être sincère et le besoin de maintenir à tout prix son image. « Est-il possible d’être dans une sincérité sans se représenter ? », se demande Paré dans un podcast consacré à la genèse de la pièce. Selon elle, la question de la représentation s’avère fondamentale, alors que les codes permettent de faire croire à la vérité, au théâtre comme dans la vie.
Si la métamorphose d’Ingrid est impressionnante et permet de réaliser le mouvement de « zoom-out » de l’intime vers le social que désirait l’autrice, on ne la voit pas advenir aussi efficacement chez tous les personnages (notamment chez Jordan et June, qui paraissent nettement moins convaincant.es, le jeu des acteur.ices ne parvenant pas à incarner aussi intensément les interrogations multiples de la pièce). Je souligne cependant l’excellente interprétation de Raphaëlle Lalande, à qui revient le mérite de la majestueuse finale lors de laquelle son personnage, mi-malaisé, mi-paniqué, tente de quitter le plateau sans perdre la face après une bataille s’étant soldée par le démembrement du bébé.
Un jeu avec la notion de quatrième mur s’instaure lorsque l’écran sur lequel apparaissent d’abord les personnages s’écroule sous les coups de June. Lors de la finale, celui-ci est bel et bien abattu : les protagonistes se retrouvent exposés, nous voient les regarder et éprouvent de la honte. Le décor IKEA n’était peut-être qu’une mise en scène permettant de camoufler les failles de chacun.e, mais ce retour au terrain vague, tout aussi effrayant que libérateur, les met à nus : il ne reste plus qu’à prendre la fuite.
crédits photos : Sylvie-Ann Paré