L’homme rare, de Nadia Beugré ; création et chorégraphie : Nadia Beugré ; interprétation : Nadim Bahsoun, Daouda Keita, Lucas Nicot, Adonis Nebié, Tahi Vadel Guei ; direction technique et conception lumières : Anthony Merlaud ; musique : Serge Gainsbourg, Lucas Nicot, percussions d’Obilo, RDC ; regard extérieur Faustin Linyekula ; régie lumière : Beatriz Kaysel ; production et diffusion : Virginie Dupray – Libr’Arts avec le soutien de Studios Kabako, Latitudes Contemporaines.
///
La musique démarre et les têtes se tournent vers l’arrière de la salle : progressivement, des silhouettes apparaissent en haut des gradins, se déhanchant au rythme chaloupé de la chanson mise sur repeat. Déguisés à la carnavalesque, cinq hommes descendent lentement les escaliers, s’infiltrent dans le public, une marche après l’autre. Ils exécutent leurs gestes avec une part évidente d’improvisation ; ainsi l’un d’eux, en kilt et crop top à capuche, se glisse-t-il dans le siège près de nous lorsqu’il nous aperçoit avoir le malheur d’utiliser le téléphone pour shazamer le morceau de musique — que nous n’aurons donc pas pu identifier. Leurs danses sont aussi singulières et décalées que leurs accoutrements respectifs, que leurs itinéraires sûrement, leurs origines, leur façon d’être homme. Chacun joue avec les frontières assignées du genre et la manière de l’incarner, de le performer. Le ton est donné et l’allégorie fonctionne d’emblée, sur le plan symbolique, mais aussi par l’effet qu’elle induit : ces hommes qui arrivent par le public portent sur eux et en eux la marque d’une singularité qui, sur scène (et là est le défi de la pièce), devra s’exprimer autrement, sans habits et avec un minimum d’accessoires, dans la nudité la plus totale, et ce, sous la commande de la chorégraphe ivoirienne Nadia Beugré.
La scène est nue comme les corps qui en feront leur aire de jeu. Un tas de draps blancs ponctue la droite du plateau vide, tandis qu’à l’extrémité gauche, une lampe éteinte trône près de deux paires de chaussures à talon rouges. Des draps, les danseurs se font des toges, des jupes, des turbans, des marquages au sol. L’un des performeurs se hisse sur les talons, un drap noué autour des reins, pour courir en cercle sur l’immensité de la scène, tombant souvent, se déchaussant. Recueilli, comme en prière, ce même danseur s’accroupit face à la lampe allumée pour chanter d’une voix pure et puissante dont le luminaire se fait le réceptacle ; il s’agit d’ailleurs d’un des seuls moments où l’on entend une musique accompagner la voix des performeurs qui, sporadiquement, rythment la progression du spectacle avec des mots, des phrases et des chansons, des vocables de diverses langues. Les voix résonnent en instillant une espèce de trouble, d’autant que, dans l’économie du spectacle, elles sont sans adresse. C’est dire la profondeur de ce jeu du chaos et de la mesure que Nadia Beugré, créatrice de L’homme rare, se propose de déployer tout au long des quatre-vingt-dix minutes au cours desquelles les dualités se disputent l’arène des apparences pour surgir en une performance de la fluidité et de l’entre-deux. Fluidité des corps et des expressions, entre-deux des genres, des cultures et des langues où, entre ordre et anarchie, harmonie et cacophonie, cinq hommes d’ethnies diverses — de France, d’Afrique subsaharienne ou du Proche-Orient —, enjambent les stéréotypes liés à la corporalité, au machisme et à la proximité charnelle entre hommes.
Dans le carré du regard
Volontiers queer, le regard que Beugré porte sur ses hommes dépouille ces derniers de toute assignation sur le spectre des orientations. Et si elles les objectifie, qu’elle les fait jouer, se démener sans répit dans l’espace de la scène, c’est pour mieux reconvertir la charge érotisante du male gaze. D’ailleurs, l’entrée carnavalesque des interprètes place l’entièreté du spectacle sous le signe de l’inversion, que ce soit du point de vue de la posture intellectuelle ou de la chorégraphie, censée substantifier cette vision. Ainsi les hommes, une fois dénudés, tournent-ils résolument le dos aux spectateurs·rices. Et si, de cette façon, elle subvertit le lieu commun de la nudité en danse contemporaine, la chorégraphe drape de mystère ses danseurs dans le clair-obscur de la scène, faisant du voyeurisme un facteur d’appréciation, qu’il faut alors assumer, décomplexer. L’on ne voit presque des danseurs que ces fesses sur lesquelles se concentrent les regards et la focale du jeu. Les hommes s’enlèvent mutuellement les caleçons avec les dents lors d’un tableau au haut potentiel burlesque. Tapent leurs propres fesses-tambours, ou celles des autres interprètes. Se touchent, s’auscultent, avancent en brochette, enlacés, en s’empoignant l’un l’autre par derrière. En faisant du postérieur galbé, dansant et dodelinant la partie anatomique la plus érotique d’un homme — voire en l’y réduisant (l’une des prémices du spectacle étant de prouver que les hommes aussi peuvent onduler des hanches) —, Beugré achève l’antithèse du male gaze avec la force tranquille, caustique et subtile de la satire incarnée.
C’est en repensant en fait à l’entièreté de ces quatre-vingt-dix minutes de L’homme rare, à cet homme peut-être impossible, qu’il est possible de voir la scène de danse comme ce carré où des corps d’emblée sexualisés, assignés, commandés par un regard tiers, n’ont plus qu’à se démener pour espérer s’échapper du périmètre de ce même regard.
crédits photos : A. Merlaud, Ruben Pioline