Conception et direction artistique : Qudus Onikeku ; Cocréation et interprétation : Wisdom Bethel, Addy Daniel, Patience Ebute, Esther Essien, Joshua Gabriel, Faith Okoh, Angela Okolo, Busalo Olowu, Adila Omotosho et Obiajulu Sunday Ozegbe ; Musique : Victor Ademofe et Olatunde Obajeun ; Lumières : Mathew Yusuf ; Costumes : Wack NG. Vidéo : Isaac Lartey. Une production de QDance Company, en coproduction avec YK Projects (Paris), la Biennale de la danse (Lyon), Les Spectacles vivants – Centre Pompidou (Paris), Les Halles de Schaerbeek (Bruxelles), le Théâtre Paul-Éluard (Bezons), Escales danse en Val-d’Oise et le Théâtre national de Bretagne (Rennes). Présentée à l’occasion du Festival TransAmériques au Théâtre Jean-Duceppe jusqu’au 28 mai 2022.
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« Enfin ! » C’est ce qu’a crié une spectatrice dans la salle Jean-Duceppe quand les deux nouvelles directrices artistiques du FTA [Martine Dennewald et Jessie Mill] ont souligné que c’était la première fois qu’une production venue d’Afrique ouvrait la programmation. On ne saurait trop célébrer cette décision, d’autant que ce spectacle inaugure la 16e édition du festival avec une proposition absolument galvanisante, joyeuse, engagée et radicalement différente de ce qu’on a l’habitude de voir au FTA. Que ce soit au niveau des corps (qui ne sont pas strictement filiformes, pour une fois), de la musique nigériane performée en direct et du mélange des danse (hip-hop, danse urbaine, danses traditionnelles, capoeira), la création de Qudus Onikeku déboulonne tous les codes de la danse contemporaine.
En quête d’une mémoire corporelle
Ce qui frappe d’entrée de jeu dans Re:Incarnation, c’est le naturel avec lequel les interprètes performent, si bien qu’on finit par oublier la part de « représentation » du spectacle – représentation qui est d’ailleurs constamment minée par des saynètes comiques, des mises en abîme et des changements de costumes en scène. Par moments, on se croirait non plus au théâtre mais véritablement à Lagos, au cœur d’une fête urbaine à laquelle on participe, alors qu’un.e danseur.euse est encerclé.e par une bande qui l’encourage et célèbre sa performance.
Le naturel qui se dégage du spectacle a certainement à voir avec le travail fait en amont par le chorégraphe: « J’ai invité les interprètes à des exercices de mémoire corporelle afin de trouver leur propre langage original
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« Entretien avec Qudus Onikeku », en ligne, https://fta.ca/entretien-qudus-onikeku/. Toutes les citations contenues de cet article proviennent de cet entretien.
. » Il y a quelque chose, en effet, d’un mouvement originel, pulsionnel, inscrit dans la mémoire du corps qui habite les interprètes, particulièrement dans les solos, si fluides qu’ils semblent improvisés. Hormis la scène d’ouverture, très mécanique, la partition laisse ensuite toute l’espace à la fluidité du dancehall. Re:Incarnation se place moins du côté du contrôle et de la maîtrise extrême du corps que de celui de la performance organique, absolument connectée à la musique. Les interprètes performent sans rigidité, accordant toute la place à la libération d’une énergie qui circule et tisse une grande harmonie entre elleux, si bien qu’on ne sent pas « l’écriture » des mouvements. On soulignera d’ailleurs que les danseurs.euses ont été recrutés.es sur les réseaux sociaux, et avaient donc déjà une pratique personnelle. Les séquences sont extrêmement rythmées, avec de grands mouvements puissants, concentriques et amples, qui mobilisent surtout le mouvement rapide des pieds battant le sol.
Durant les quatre-vingt-dix minutes du spectacle, deux musiciens accompagnent les danseurs.euses, à moins que les danseurs.euses n’accompagnent la musique – on ne saurait trop dire lequel vient en premier, tant la musique demeure centrale. Les musiciens nous transportent vers des sonorités afrobeat, funk, jazz, hip-hop, mais aussi vers une musique plus traditionnelle nigériane, grâce à des synthétiseurs, une guitare électrique et des percussions, sans oublier une trompette, qui conduit toute une narration durant le deuxième acte. Il faut aussi mentionner la conception de l’éclairage, qui ajoute une couche de signification supplémentaire à la partition et sublime l’œuvre. Les tableaux clair-obscurs sont particulièrement réussis et saisissent par leur beauté : un seul jet de lumière émanant du sol éclaire en contre-plongée les dix corps rassemblés, produisant une sorte de « nuit des temps », comme pour signaler un recommencement, une genèse. Cette lumière auréolant les danseurs.euses fascine d’autant plus que les corps des interprètes sont enduits (dans ce chapitre intitulé « devenir-noir/becoming black ») d’une suie noire. À travers ce faisceau, chacun.e étincèle.
Le cycle de la vie et de la mort
À travers Re:Incarnation, Onikeku a voulu faire une pièce sur la mort, non pas sur la mort comme finalité, mais plutôt comme espace de réinvention, de renaissance. La prémisse suit la ligne directrice suivante : une bagarre explose durant une fête et fait un mort. S’ensuit alors une quête de renaissance, qui s’élabore à travers des figures mythiques, des réminiscences, des implorations aux Dieux.
La proposition se décline ainsi en trois parties suivant la conception cyclique de la mort telle qu’envisagée dans la culture yoruba : la naissance, la mort, la renaissance. Dans un entretien, le chorégraphe soutient que « [l]es Yorubas ne pensent pas que la mort est une finalité. Ce n’est pas un espace de peur, ni une fin ou l’apocalypse, comme on se la représente en Occident. Pour nous, la mort est une occasion de renaître, de la même manière qu’après un traumatisme, nous cherchons à éviter l’expérience traumatique en nous créant une nouvelle fiction. Nous disons qu’il n’y a pas de réussite sans échec, sans rupture. La mort est une transition vers laquelle on peut accompagner quelqu’un, un processus en soi. »
La partition fait également dialoguer le passé et le présent en faisant se rencontrer les danses traditionnelles nigérianes et celles, urbaines, qui sont quant à elles largement diffusées sur les réseaux sociaux : « Dans la manière d’utiliser le corps dans des expressions multiples, les mascarades, le maquillage, les costumes, le choix de la scénographie, la gestuelle, les mimiques, les jeunes réincarnent les gestes et codes du passé sans le savoir. » Plusieurs mouvements laissent ainsi voir des corps habités par une mémoire de la violence dont ils tentent de s’extraire, comme par un exorcisme où les chairs mortifiées parviennent à se libérer – à renaître. Dynamique, fiévreuse, pulsionnelle, Re:Incarnation est une célébration de la réappropriation des corps, un voyage spirituel qui réactive l’étymologie liée à la chair de la ré-incarnation.
crédits photos : Jean Couturier, Hervé Veronese, Blandine Soulage