Holoscenes. Un spectacle de Early Morning Opera. Concept et mise en scène : Lars Jan; Performances : Benjamin Kamino, Emmanuelle Martin, Annie Saunders et Geoff Sobelle. Présenté à l’esplanade Tranquille, à Montréal, dans le cadre du Festival TransAmériques, du 25 au 29 mai 2022.
///
Un homme portant survêtement, casquette et lunettes de soleil descend dans l’aquarium géant à l’aide d’une échelle. Dans un sac attaché à une corde, on lui tend ensuite ses accessoires : une édition du journal Le Devoir et un gobelet à café de Tim Hortons. L’homme s’installe. Il lit son journal, boit son café. Soudain, l’eau commence à monter autour de lui. Elle monte rapidement. Il ne semble pas en avoir conscience, il continue de lire son journal et de boire son café, même quand l’eau le submerge, le forçant à rassembler les feuilles du quotidien qui veulent flotter ici et là. Pendant les 35 minutes que dure ce tableau, le performeur suivra le rythme du niveau de l’eau qui croît et décroît régulièrement, remontant de temps à autre à la surface pour prendre une bouffée d’air, poursuivant ses activités, parfois au fond de l’aquarium, parfois debout, parfois à l’horizontale, flottant et compressant les parois de verre pour maintenir la position. Il s’adapte, il ignore le contexte, mais on voit bien que cela lui demande des efforts.
Il s’agit du premier tableau de Holoscenes, un spectacle de l’Américain Lars Jan, réalisateur, écrivain et artiste visuel fondateur du laboratoire Early Morning Opera, présenté sur l’esplanade Tranquille (au coin des rues Sainte-Catherine et Clark) dans le cadre du FTA. Chaque représentation est d’une durée de 5 h et est composée de 8 tableaux montrant des activités de la vie quotidienne (boire son café en lisant le journal, faire le ménage, vendre des fruits, ranger un tuyau d’arrosage, etc.) et durant chacun entre 30 et 45 minutes. En entrevue, Lars Jan indique avoir créé ce spectacle (qui a été présenté en première mondiale à Toronto en 2014, et a depuis fait le tour des grandes métropoles mondiales) à partir des réflexions qu’ont fait naître en lui l’ouragan Katrina, qui a dévasté La Nouvelle-Orléans en 2005, et une photo d’une inondation dévastatrice au Pakistan en 2010 prise par Daniel Berehulak. Au 21e siècle, les inondations sont devenues la norme, et le regard se porte sur les conséquences (quand il s’y porte) plutôt que sur les causes qui sont à l’origine des changements climatiques.
Holocène ou Anthropocène ?
Si l’Holocène (Holocene, en anglais) est l’époque géologique dans laquelle nous vivons depuis environ 11 700 ans, il est de plus en plus admis de qualifier l’époque actuelle d’Anthropocène, c’est-à-dire une époque où l’action humaine est le principal facteur de changements biogéophysiques sur Terre. Pourquoi choisir alors de faire de ce spectacle des scènes de la première (Holoscenes comme jeu de mot sur Holocene – des tableaux de l’Holocène, en somme) plutôt que de la seconde ? Mon hypothèse est que ces scènes montrent plutôt l’inaction des humains face aux conséquences de leurs actes. Les individus sont ici passifs, aussi bien ceux dont nous observons la vacuité des gestes – nettoyer des vitres qui seront inondées quelques secondes plus tard, par exemple – que les hommes politiques dont les décisions et les paroles sont relayées dans la trame sonore de la première performance (« en 4 h, les conservateurs n’ont parlé des changements climatiques que pendant 7 minutes, principalement pour déclarer la nécessité d’abolir la taxe carbone »).
Il est difficile de ne pas se laisser aller à filer infiniment toutes les métaphores auxquelles se prêtent le spectacle et son dispositif. Comment ne pas voir dans cet aquarium géant une cage de verre, qu’est devenue la planète ? Comment ne pas utiliser le verbe « surnager » pour décrire l’action première de ces performeur·euse·s ? Chaque tableau nous est donné comme un exemple à observer, mais c’est bien notre propre reflet qu’on aperçoit dans la vitre. Comme les performeur·euse·s, on surnage, on fait comme si tout allait bien, mais on se retrouve régulièrement à accomplir nos activités quotidiennes la tête à l’envers. L’eau monte et redescend, on s’en rend plus ou moins compte, mais la respiration est obstruée. Plus la performance avance, plus on voit, lorsque l’eau se retire, les efforts physiques que ces crues et décrues des eaux demandent aux performeur·euse·s : malgré leur maîtrise de soi, iels respirent plus vite, plus fort. Malgré l’aveuglement, l’environnement nous presse.
De l’adaptation sous toutes ses formes (positives)
Il est facile de laisser au spectacle le rôle de discourir et de faire la morale, sans toutefois faire les efforts nécessaires pour vivre à la hauteur de son discours. En matière de conclusion, je souhaite noter les gestes significatifs qui caractérisent cette production en général, mais aussi sa présentation particulière dans le cadre du FTA. En effet, le Festival a mis en œuvre une multitude d’actions pour réduire au maximum l’impact environnemental de ce spectacle, de la conception du site aux choix d’approvisionnement, en passant par le partage de ressources et la réutilisation de l’eau
/01
/01
Pour plus de détail sur les mesures prises, voir « Vers un spectacle écoresponsable » : https://fta.ca/vers-un-spectacle-ecoresponsable/.
. Les enregistrements entendus (oiseaux, trafic, sirènes, nouvelles environnementales annoncées dans les médias) ont été pris dans différents endroits de la ville au cours des jours précédant la performance. Ils se mêlent donc parfaitement à l’environnement de l’Esplanade Tranquille sur laquelle les spectateur·rice·s se tiennent, ils parlent de leur réalité actuelle et permettent qu’iels se sentent immédiatement concerné·e·s.
Jan Lars mentionne, à cet effet, l’importance de présenter ces performances dans des endroits publics, gratuitement, afin de les rendre accessibles au plus grand nombre, y compris aux gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre. Cette volonté dépasse ici le message politique environnemental, bien qu’elle ne l’exclue pas. En effet, je me suis beaucoup attardée sur l’aspect discursif du spectacle, mais l’esthétique en elle-même mérite aussi d’être notée : les performeur·euse·s sont extrêmement conscient·e·s de leurs gestes, iels utilisent les parois pour se mouvoir, se tenir, culbuter, dans une sorte de ballet aquatique qui devient rapidement hypnotique. Ce n’est donc pas uniquement une réflexion environnementaliste qui est offerte aux différents public venus voir cette performance, mais aussi une expérience de beauté, sur laquelle on peut s’attarder quelques minutes ou plusieurs heures, à laquelle on peut revenir à différents moments si on le souhaite. C’est par cet équilibre entre onirisme et actualité, sentiment d’urgence et apesanteur, performance et miroir tendu que Holoscenes arrive à ses fins.
crédits photos : Lars Jan