Matthew Wolkow, Monologues du paon, Matthew Wolkow, 2020, 29 minutes.
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Les RIDM présentaient dans la première partie de leur programmation le plus récent film de Matthew Wolkow, Monologues du paon, moyen-métrage qui s’inscrit par sa forme et son contenu dans la série commencée avec Dialogue du tigre (2017) et Des lignes pour colorier l’intérieur (2019). Or, il existe par ailleurs un beau lien contextuel entre les deux derniers films du réalisateur : c’est en se préparant pour un séjour à Lisbonne visant à présenter Dialogue du tigre dans un festival que celui-ci est allé discuter avec un voisin d’origine portugaise établi à Montréal depuis une quarantaine d’années, échange qui a été le point de départ de Monologues du paon. À partir de ce sujet, Matthew Wolkow a su créer une envoûtante « fable documentaire », une quête personnelle et artistique entre essai et méditation, placée sous le signe du souvenir, des hasards et du retour.
Une métaphore de la condition humaine
« Quelque part entre Ahuntsic et Villeray », la ville est « une jungle de béton décrépit » où règne la loi du plus fort. Dans ce royaume impitoyable, « le dioxyde de carbone est luxuriant » et on ne fait que passer, pressé et indifférent. Pourtant, dans les cours, les fleurs font leur propre « révolution », et la lumière rappelle le monde de l’enfance. Les premières minutes du film nous plongent d’emblée dans cet univers qui regorge de signes, qui semble animé par une vie secrète. Dans la démarche cinématographique de Matthew Wolkow, la visée documentaire est transcendée par les points de vue de la « fable » et de l’essai.
C’est dans une des cours anonymes vivant dans l’ombre de l’autoroute métropolitaine qu’Orlando Canhoto se consacre à une pratique autrefois très importante, voire sacrée dans son pays natal, et constituant presque un « sport national » non officiel : l’élevage des pigeons. De façon étonnamment adroite, Monologue du paon ouvre une fenêtre sur un phénomène fascinant et inusité – qui existe de façon quasi invisible dans une ville qu’on a l’impression de bien connaître – sans pourtant en faire l’objet principal ou unique du film, qui réussit en quelques minutes aussi bien à évoquer l’expérience de l’immigration qu’à déployer une réflexion philosophique sur le rapport entre l’homme et la nature.
L’oiseau est le centre d’un réseau de sens et de symboles. Le pigeon – surtout le pigeon voyageur – est d’abord une figure de la communication et de l’échange, thèmes centraux dans Monologues du paon, entre autres parce qu’ils se rattachent au contexte de sa création. Tout au long du récit, les pigeons permettent différentes rencontres, créent des liens qui semblent être l’œuvre du destin déguisé en hasard. Symboliquement, le pigeon se fait aussi le reflet de la condition humaine elle-même, une condition prise entre l’exil et la quête du retour – c’est ainsi que l’a peinte Homère dans L’Odyssée, référence d’emblée convoquée par le réalisateur. En chacun de nous il y aurait un Ulysse parti au loin, puis habité par la nostalgie et l’espoir d’un retour vers un chez soi, une origine. Loin de son Portugal natal, Orlando se tourne vers ses souvenirs, vers le monde de l’enfance disparu, avec une mélancolie que l’on associe souvent au Portugal, à ce sentiment appelé là-bas saudade.
La magie du monde
La figure du pigeon apparaît même quand il est question d’art, plus précisément de l’enjeu de la transmission. C’est pour cette raison, il me semble, que l’on entrevoit dans le film la sculpture créée par Cooke-Sasseville dans le cadre d’Exmuro, à Québec, et intitulée L’Odyssée. On y voit trois pigeons géants aux prises avec une grosse conserve de soupe Campbell bien scellée, impossible à ouvrir, sculpture sensée suggérer une critique de l’hermétisme en art contemporain. Le pigeon, si on l’associe à son ancien rôle d’intermédiaire, pourrait être vu comme la contrepartie de cet hermétisme. Dans ce film qui célèbre la rencontre, les références convoquées, les allusions et les citations permettent des échanges entre le cinéma, la littérature, la philosophie et la psychologie.
Matthew Wolkow prend parti pour un cinéma du mystère et de l’émerveillement. Loin de l’enquête journalistique ou de la simple restitution documentaire, Monologues du paon s’élabore grâce à un mouvement d’aller-retours entre les idées, l’imaginaire et la réalité. Les voies empruntées sont multiples, parfois ouvertes un instant seulement. La narration – un texte en lui-même très réussi – et les images ne sont pas inscrites dans une simple relation d’illustration ou de transposition, mais suggèrent chacune leurs propres pistes. Filmé en grande partie sur pellicule 16 mm et alternant entre la couleur et le noir et blanc, le film porte une grande attention à la forme. L’écran est souvent divisé en deux ou quatre parties montrant des images différentes en même temps, technique qui permet de briser la linéarité du documentaire et de stimuler le travail d’interprétation du spectateur, aux prises avec une sorte d’énigme visuelle dont les clés sont à trouver.
La bande sonore choisie participe pleinement à la « fable », et ce de façon tout à fait intéressante. La musique a quelque chose de mimétique. Elle semble se faire l’écho, la traduction du tressaillement d’une fleur ou du vol d’un essaim de pigeons, de la vie intime des choses et de la nature, celle qu’on voit seulement en regardant le monde différemment, avec une sensibilité généreuse, artistique. Les nombreux plans rapprochés invitent également à ouvrir un œil neuf sur les petites choses qui nous entourent. Monologues du paon cherche sans aucun doute à créer une sorte de magie. On ne peut parfois pas prendre la mesure exacte de l’imaginaire qui entre en jeu, mais la question semble tout de suite secondaire. Le film montre un monde que l’on connaît très bien, que l’on habite, mais que l’on voit soudain d’ailleurs, et qui en ressort renouvelé.