Déromantiser le journalisme

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Mathieu-Robert Sauvé, Le journaliste béluga, Montréal, Leméac, 2020, 204 pages.

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Dans Le journaliste béluga, un essai paru à la rentrée automnale aux éditions Leméac, Mathieu-Robert Sauvé dresse un portrait de la crise des médias au Québec. L’auteur, qui a travaillé comme journaliste pour divers médias (Voir, l’Actualité, Le Devoir, etc.) et publié une quinzaine de livres depuis les années 1990, enchaîne ici une trentaine de courts chapitres rassemblés en deux-cents pages, dans lesquels il aborde des sujets aussi diversifiés que l’« infodémie » actuelle, les rapports entre les journalistes et les relationnistes, les débuts de la presse canadienne, la figure tutélaire de Pierre Foglia ou encore la popularité du journalisme sportif au Québec. D’entrée de jeu, cette séquence permet d’entendre le principal défaut de l’ouvrage : son hétérogénéité et sa dispersion. Un coup d’œil sur la table des matières annonçait déjà le caractère disparate de l’ouvrage (par exemple, un chapitre intitulé « Bienvenue dans le pouvoir… »  est suivi par un autre intitulé « courte histoire »); de fait, les idées s’enchaînent sans lien, sans réelle « cheville », tant et si bien qu’on a moins l’impression d’avancer par chapitres que par digressions. Il se dégage de cette lecture un sentiment d’incongruité (un peu comme si on parcourait les notes de cours d’un professeur), ce qui toutefois n’entrave pas complètement le plaisir de lecture. Car si on tend à perdre de l’intérêt en essayant de suivre l’auteur dans ses associations libres, le livre demeure très éclairant pour les nombreuses données et la pléthore d’exemples qu’il nous offre.

Le marché de l’information

Si on devait trouver le fil conducteur du livre, on pourrait retenir en forçant un peu la « métaphore du béluga », une image que l’auteur mobilise pour comparer les menaces qui pèsent sur le mammifère marin du Saint-Laurent et sur le métier de « reporter ». Le ton est alarmiste : « Si rien n’est fait pour sauver leur habitat, ils vont disparaître comme ont disparu d’autres professionnels : allumeurs de réverbères, télégraphistes, typographes, liftiers… » L’ouvrage décrit bien comment la crise des médias a secoué le milieu journalistique, crise qui s’est soldée par la fermeture de journaux régionaux, de nombreuses mises à pieds, des départs anticipés à la retraite, des baisses des salaires des journalistes : « Radio-Canada a procédé, en 2009, à la suppression de huit cent postes, soit 8% des salariés. […] Trois ans plus tard, en 2012, Radio-Canada annonçait une abolition supplémentaire de six cent cinquante postes en raison des compressions de ses budgets. » La même tendance a été observée au quotidien La Presse, de même qu’au Journal de Montréal, qui est passé de 133 à 33 employés en 2011. Aux États-Unis, le quart des emplois de journalistes ont disparu durant la dernière décennie. L’un des corollaires, relate l’auteur, est que les journalistes gagnent de moins en moins bien leur vie et travaillent davantage (on embauche des journalistes « multitâches » et « multiplateformes »).

Valeur et vertus du reportage

Le livre veut nous convaincre de « l’utilité des services rendus par les médias traditionnels et leur petite armée d’artisans chargés d’informer le public. » Plusieurs passages insistent sur l’importance du métier de journaliste (on est en droit de se demander si ce plaidoyer n’était pas gagné d’avance), mais les formules, souvent convenues, et le propos, trop général, peinent à faire mouche : « En informant la population, les journalistes donnent aux citoyens les clefs de leurs décisions, du moins en régime démocratique. » L’auteur se présente ici en lanceur d’alerte, mais il semble moins inquiet de la disparition du journalisme lui-même, que de l’extinction d’une certaine façon de pratiquer cette profession, qui se distingue par son éthique, sa déontologie et ses méthodes d’enquête – toutes propres à la pratique du reportage.

Au sein de l’écosystème médiatique québécois, le reportage aurait tranquillement laissé sa place à la chronique, ce que l’auteur explique, d’une part, par la baisse des revenus publicitaires qui ont migré vers les GAFAs – « faute d’attirer les annonceurs qui se tournent plutôt vers les grands réseaux sociaux où ils sont assurés d’une visibilité plus importante que dans les pages des journaux ou même à la télévision, les médias traditionnels voient leurs ressources financières fondre rapidement alors que les coûts de production […] continuent de croître. » – et d’autre part, par la tendance grandissante du « vedettariat » associé au métier de journaliste. Sauvé ne manque pas de déplorer ce culte du journaliste-vedette, qui tend à valoriser le chroniqueur – spécialement celui qui verse dans le billet d’humeur ou le texte d’opinion – plutôt que le reporter qui publie des articles de fond : « pour de nombreux médias, l’embauche de journalistes représente une dépense de moins en moins justifiable. Des blogueurs capables de générer d’innombrables interactions sur Facebook ou Twitter, ça se trouve par milliers au pays; pourquoi payer de gros salaires à des professionnels à l’orgueil surdimensionné pour préparer des reportages nuancés, qui coûtent cher à produire et qui n’attirent que peu de lecteurs? […] Embaucher un journaliste, ce n’est guère payant et ça rapporte beaucoup moins d’audience qu’un « influenceur »! » Il poursuit cette idée quelques chapitres plus loin : « Les Céline Galipeau, Patrice Roy, Denise Bombardier, Pierre Bruneau, Pascale Nadeau, Paul Arcand et plusieurs autres sont indiscutablement des personnalités qu’on reconnaît quand on les croise dans la rue. […] Il y a peut-être un peu de surenchère dans cette notoriété. Au fond, présenter des nouvelles aux heures de grande écoute ne fait pas de vous un super-reporter. Cela dit, de véritables héros du métier ont pu réaliser, au Québec, des reportages qui ont certainement, à leur façon, changé le monde. »

« Liker » le journaliste : le chroniqueur-influenceur

Avec cette personnalisation du métier vient l’importance de voir le journaliste, qui a dorénavant sa photo près de sa signature. Sauvé écorche au passage quelques figures, dont René Homier-Roy, notamment dans cet extrait cinglant où il évoque la biographie de l’ancien morning man, intitulée Moi : « En plus de la puissance narcissique qui incite une personne à intituler un livre sur lui-même Moi, j’ai été perturbé par le fait qu’un journaliste culturel d’expérience (Lussier) consacre ses temps libres à raconter la vie d’un morning man qui a bien gagné sa vie à faire parler les autres. Le sujet de ce livre a-t-il franchi des barbelés ennemis durant ses missions en plein conflit armé? A-t-il été reconnu comme un dénicheur de scoops qui ont ébranlé les pouvoirs en place? A-t-il créé des médias qui ont permis d’informer le public de façon pertinente et audacieuse ? Pas vraiment. » Il poursuit : « Moi est le reflet d’un narcissisme professionnel qui atteint des sommets dans les médias d’information. En effet, de nos jours, toute information passe par « moi ». Au Téléjournal de Radio-Canada, les reportages sont une portion de plus en plus congrue du temps d’antenne. Il y a le commentateur économique, le commentateur politique, la commentatrice judiciaire… et de moins en moins de reporters sur le terrain. » L’auteur se dit nostalgique d’une époque où on valorisait l’humilité dans la pratique du journalisme, de même que des méthodes d’investigation intransigeantes : « Il fut un temps où les éditoriaux n’étaient pas signés et portaient le point de vue de toute une équipe. Aujourd’hui, c’est toute une équipe qui porte le point de vue du chroniqueur, et on perd de vue les faits. Je rêve parfois au retour d’un journalisme classique qui, tout en valorisant une couleur personnelle, rapporte les faits qui permettent à l’auditoire de « mieux connaître et mieux comprendre le monde », comme dit le Guide de déontologie de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec. »

Dans ce même chapitre intitulé « Moi! (Grand reporter) », qui contient au demeurant les idées les plus fortes du livre, l’auteur défend une vision du journalisme en plaidant pour sa « déromantisation » : « Non pas que le travail du reporter soit particulièrement exigeant. En réalité, il est simple : rapporter les faits. […] Pour être reporter, il y a bien quelques règles à suivre, mais la plupart des gens d’expérience s’entendent sur le fait qu’une formation technique acquise au collège ou dans le contexte d’un programme universitaire court suffit à assurer une bonne base pour pratiquer ce métier. L’expérience vient raffermir l’efficacité du journaliste qui apprend sur le terrain les trucs du métier. » Cette proposition est sans aucun doute la contribution la plus originale de l’auteur. Car à côté des jeunes étudiants en journalisme qui rêvent tous, écrit-il, de devenir le prochain Foglia, la vision de l’auteur apparaît résolument pragmatique : « Sans vouloir diminuer le mérite de tous les bélugas du Saint-Laurent qui parviennent à survivre dans un écosystème rapetissant, le journalisme est un art mineur. Nous, journalistes, sommes les prolétaires de la société du savoir. Nous n’avons pas, comme les chercheurs scientifiques, écrivains et grands intellectuels, à produire de la connaissance. Nous n’avons qu’à la transférer. Nous sommes là pour témoigner du réel. »

Là où ce plaidoyer en faveur du reportage stagne, c’est dans la mesure où l’auteur ne parvient pas articuler cette défense d’un journalisme d’enquête avec le contexte qu’il décrivait plus tôt. En effet, comment redonner au métier de journaliste ses lettres de noblesse dans une époque où les grands médias tendent de plus en plus à embaucher des pigistes ? Si on entend le cri du cœur de l’auteur, il ne donne néanmoins aucune piste pour sauver le « béluga », ce qui en dit beaucoup sur le seuil critique que nous avons atteint. La situation est alarmante, et freiner la tendance semble tout sauf évident ; on ne saurait accuser l’auteur de son manque d’idées innovantes. Il est urgent que d’autres penseurs ajoutent leur voix à celle de Sauvé pour envisager des solutions durables afin de permettre qu’une information de qualité puisse continuer à circuler.

Enfin, si l’ouvrage contient des lacunes majeures, il n’est toutefois pas sans qualités et on aurait tort de le rejeter complètement. On doit d’ailleurs saluer le travail de recherche approfondi de l’auteur. Pour le portrait très fouillé de la crise des médias et le ton plutôt léger, quiconque souhaitant s’initier au monde des communications y trouvera certainement son compte. L’ouvrage présente un nombre impressionnant de faits, de citations, d’exemples, de statistiques pour étayer sa réflexion. En cela, on peut dire que la démarche est rigoureusement journalistique. Ne cherchez donc pas l’essayiste ici, il est ailleurs.

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