Claude Paiement et Jean-Paul Eid, Memoria, La pastèque, 2020.
Sophie Bienvenu et Julie Rocheleau, Traverser l’autoroute, La pastèque, 2020.
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C’est à mon corps défendant que je dois reconnaître la chose suivante : les deux plus récentes parutions des éditions de La pastèque démontrent ce qu’il y a eu d’éminemment positif à ce que le terme « roman graphique
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Ce terme extrêmement connoté a des origines nébuleuses et des visées suspectes, comme je l’explique longuement ici : https://www.kinephanos.ca/2011/romans-graphiques/
» soit adopté dans le monde de la bande dessinée. La démonstration se fait, d’une certaine manière, dans deux directions. D’une part, la réédition en format intégral du dyptique Memoria (initialement paru en 1999 sous le nom Le Naufragé de Memoria en deux tomes, Le scaphandre 8 et L’Abîme), scénarisé par Claude Paiement et dessiné par Jean-Paul Eid (également aux commandes de La femme aux cartes postales en 2016), rappelle combien il était contraignant, il n’y a pas si longtemps, de s’en tenir à des formats préétablis de nombres de pages. D’autre part, Traverser l’autoroute, de Sophie Bienvenu (textes) et Julie Rocheleau (images), prouve plutôt qu’une prémisse narrative un peu mince peut laisser place à une mise en images exquise quand on lui en fournit l’occasion et l’espace.
Une réédition presciente
Comme le souligne à juste titre Jean-Dominic Leduc dans son mot d’introduction à la réédition de Memoria, l’œuvre de science-fiction de Paiement et Eid ne fait pas pâle figure lorsqu’on la compare à deux films associés au même genre ayant fait leur entrée en salle la même année, à savoir The Matrix (des sœurs Wachowski) et Existenz (de David Cronenberg). En effet, dans Memoria, il est également question d’univers parallèles, de réalités virtuelles et de simulations. Au cœur du récit se trouve Benjamin Blake, un chauffeur de taxi, quidam ignorant qu’il est un simple figurant dans un parc d’attraction virtuel, mais qui, en faisant la rencontre inopinée d’une rebelle appartenant à la faction des zalupskistes, entrera en contact avec une entité artificielle ayant acquis la singularité et se trouvera bien malgré lui au cœur d’un plus vaste conflit.
La mise en image est placée sous la responsabilité de Jean-Paul Eid, dessinateur autant capable de restituer les volumes, la densité et l’expressivité de ses personnages en quelques traits que de construire des paysages ambitieux qui croisent et enchevêtrent les styles et les courants architecturaux. L’univers visuel de Memoria est somptueux en soi, mais le travail de coloration, tout en dégradés et en harmonie, amplifie de plus belle un dessin très maîtrisé ; cela saute d’autant plus aux yeux que certains passages du récit se déroulent dans un univers en noir et blanc (on ne s’étonne pas d’une telle trouvaille formelle, venant de la part du toujours inventif créateur de Jérôme Bigras), où le trait de Eid est mis en valeur. Je n’ai jamais pu consulter l’édition originale et j’ignore à quel point un travail de rehaussement de la coloration a été effectué mais, dans tous les cas, Memoria n’a pas pris une ride, et s’est peut-être même refait une beauté au passage.
Je ne peux m’empêcher de penser que la parution originale aurait bénéficié d’une plus grande flexibilité en ce qui concerne le format de parution. En effet, les deux tomes ont une longueur un peu « suspecte » de 64 pages chacun, un format qui n’a peut-être pas été imposé par la maison d’édition originale mais qui a potentiellement été internalisé par les artistes tellement il était de pratique courante jusqu’alors. C’est, en un sens, fort dommage, puisque le récit de Memoria est très dense, si bien que les actions et rebondissements se succèdent à un rythme parfois trop trépidant, dans la mesure où il aurait été plus satisfaisant de pouvoir en « déplier » certaines parties. Certains personnages sont établis en quelques cases seulement et ils n’ont donc pas le temps d’acquérir une densité suffisante pour que leur sort puisse pleinement émouvoir. On peut spéculer que la création d’un tel projet dans un contexte contemporain aurait laissé place à un déploiement encore plus étalé et spectaculaire de l’univers intrigant de Memoria. Si le récit ne se contente pas de rester en surface (littéralement!), la plongée entre les pages de l’album aurait pu être de plus longue durée.
Creuser le mal-être
À l’inverse du récit haletant et complexe de Memoria, celui de Traverser l’autoroute est, disons-le d’emblée, assez mince. André est un banlieusard pantouflard dont l’apothéose hebdomadaire survient lorsque Tout le monde en parle est diffusé ; il se sent de plus déconnecté de son fils, adolescent taciturne et en peine d’amour. Répondant à la requête de leur épouse et mère (respectivement), tous deux partent ensemble à la recherche d’une pâtisserie pour clore un souper impromptu avec les voisins. Sur le chemin du retour, une quasi-collision avec un chien égaré traversant l’autoroute (vous comprenez soudainement d’où vient le titre de l’œuvre) les rapprochera.
Le tout peut sembler bancal – et l’est, dans une certaine mesure – mais en croisant les points de vue alternés du père et du fils, Bienvenu se donne l’occasion de montrer deux revers de la médaille afin de démontrer que les deux personnages souffrent de carences sur le plan de l’estime de soi et entretiennent du mépris à l’égard de leur vis-à-vis pour cette même (et commune) raison. Le texte est écrit dans une langue simple et directe, prouvant qu’on peut avoir une pensée profonde et lucide sans avoir recours à une éloquence au-dessus de la moyenne.
Le récit simple, qui tourne autour de très peu d’événements, s’étend sur 80 pages, et ce, pour une très bonne raison : c’est un terrain de jeu formidable pour Julie Rocheleau, qui peut y étaler toute la virtuosité de son dessin. Autant capable de représenter une routine du coucher des plus banales par une mise en page régulière et des détails significatifs que de déployer un premier baiser sur une pleine page aux accents psychédéliques, Rocheleau fait preuve d’une inventivité remarquable, alternant entre métaphores visuelles qui font mouche et portraits de personnages plus sobres mais très élégants. Son maniement de la coloration, dans des teintes légèrement délavées qui s’harmonisent superbement, en font un délice visuel constant.
Si Memoria est une œuvre des plus ambitieuses, qui soulève des questions nous ramenant à la fameuse caverne allégorique de Platon, Traverser l’autoroute se conclut par une perspective plus simpliste (on peut étendre le territoire étroit de son bonheur en ajoutant un nouveau participant à notre routine). La première œuvre aurait bénéficié d’un plus grand nombre de pages afin de se donner les moyens de ses ambitions ; la deuxième, dont les dernières sont plus modestes, permet à Bienvenu d’explorer en détail la subjectivité de ses protagonistes et à Rocheleau de démultiplier les manières de la restituer visuellement.