Le meilleur de mondes, de Guillaume Corbeil, d’après l’œuvre d’Aldous Huxley ; mise en scène : Frédéric Blanchette; Assistance à la mise en scène et régie : Andrée-Anne Garneau ; Scénographie : Pierre-Étienne Locas ; Costumes : Linda Brunelle ; Éclairages : André Rioux ; Musique originale : Ilyaa Ghafouri ; Chef Vidéo : Sandy Dionne ; Conception vidéo : Randy Gonzalez ; Assistant scénographe : Xavier Mary ; Assistante aux costumes : Marie-Audrey Jacques ; Maquillage : Florence Cornet ; perruquière : Géraldine Courchesne ; Interprétation : Ariane Castellanos, Benoît Drouin-Germain, Mohsen El Gharbi, Kathleen Fortin, Simon Lacroix et Macha Limonchik. Présenté au théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 25 octobre 2019.
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J’ai souvent éprouvé cette vague impression que 1984, de George Orwell, avait fait de l’ombre au roman d’Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, alors que ce dernier était tout aussi (sinon plus) pertinent. Publié près de vingt ans plus tôt, le chef-d’œuvre de science-fiction d’Huxley présente une critique beaucoup plus pernicieuse que celui d’Orwell, celle d’un bonheur éternel au cœur d’une société du spectacle où tous jouent leur rôle préféré. Il tombait sous le sens que le théâtre Denise-Pelletier propose à son public (majoritairement scolaire) une adaptation de ce livre essentiel qui semble résonner aujourd’hui plus que jamais. C’est au dramaturge Guillaume Corbeil que le mandat dramatique a été confié, alors que Frédéric Blanchette allait assurer la mise en scène.
Dans un État mondial, les êtres sont assemblés comme l’on monte des véhicules : les embryons sont formatés en différentes catégories (Alpha, Beta, Gamma, Delta et Epsilon) et tous ont un rôle bien précis. Se droguant au « Soma » quand les temps se font plus difficiles, les citoyens semblent parvenir à refouler leur humanité pour laisser poindre une société aseptisée où la sexualité omniprésente (on leur demande d’ouvertement se « posséder » pour évacuer les tensions sexuelles) dérange autant qu’elle fascine, surtout dans le contexte actuel. Dans cet univers, Bernard (Simon Lacroix), un Alpha qui peine à entrer dans les rangs, voit un homme et une femme débarquer chez lui et lui demander l’asile. Ils proviennent de l’extérieur, cet espèce de no man’s land par-delà les murs où des êtres vivipares sont toujours soumis à leurs instincts les plus bestiaux. Rapidement, Linda (Kathleen Fortin) et son fils John (Benoît Drouin-Germain) deviendront des bêtes de foires, servant à fasciner les masses et à hisser Bernard à un rang social plus avantageux.
Savoir dialoguer avec son pulic
L’adaptation d’une œuvre romanesque au théâtre provoque toujours une certaine excitation : la trahison est toujours créatrice, pour le meilleur comme pour le pire. L’adaptation de Guillaume Corbeil est efficace : elle parvient à insuffler une théâtralité suffisante à l’œuvre d’Huxley pour lui permette de tenir la route en deçà de deux heures, ce qui est un tour de force, même pour un roman aussi court. Corbeil prend toutefois le parti d’évacuer entièrement la « réserve de sauvages » du Nouveau-Mexique où vivent les humains qui ne sont pas du meilleur des mondes. C’est ainsi que Linda et son fils John arrivent chez Bernard par hasard, alors que dans le roman d’Huxley, c’est en visitant cette réserve que Bernard rencontre Linda, une ancienne Beta qui, se découvrant enceinte, avait choisi de fuir. Si les arcs narratifs restent cohérents malgré ce changement (majeur), espérons que ce sujet épineux ne sera pas évacué des discussions que les enseignants mèneront en classe avec les étudiants qui auront lu l’original. De plus, Corbeil réécrit un peu la finale où, plutôt que de se réfugier dans un hangar désaffecté, John décide de mettre sur pied un théâtre grâce auquel il espère ouvrir les yeux de la population face au potentiel tragique de la littérature. C’est que les livres sont interdits dans ce Meilleur des mondes : ainsi l’éducation romantique avec laquelle John a été mis en contact par les écrits de Shakespeare font de lui un être qui ne peut concevoir la possibilité du bonheur au sein d’une société si aseptisée.
La mise en scène de Frédéric Blanchette est surprenante et épouse un look rétro-futuriste, notamment lorsque le décor se retrouve habillé par certaines projections qui ne sont pas sans rappeler Tron, ce film culte de 1982. Alors qu’on aurait pu s’attendre à une mise en scène beaucoup plus sobre, désireuse de ne pas garder à distance le propos et de souligner plus habilement la pertinence du texte, on se retrouve plutôt face à une esthétique pop, qui campe bien l’aspect « confortable » de cette société, tout en permettant de dynamiser le rythme de la pièce. Malgré une mise en scène très maîtrisée, on demeure avec l’impression qu’il y avait matière à être plus surprenant, et que la réadaptation aurait pu ne pas se limiter au texte seul, mais le réinterpréter aussi par la mise en espace.
La grande qualité de ce Meilleur des mondes revampé, c’est qu’il s’adresse parfaitement à son public. Va savoir si on me lancera les fleurs ou le pot pour avoir affirmé que cette pièce se marie merveilleusement à la mission didactique du théâtre qui l’a programmée : ce qui pourrait sembler être une insulte dans bon nombre de critiques doit plutôt être entendu ici comme un compliment. Plus intéressante que bonne, Le meilleur des mondes du duo Corbeil-Blanchette saura, je crois, répondre parfaitement à ce qu’on attend d’elle, soit qu’elle fasse sourdre un dialogue entre littérature et théâtre en réaffirmant la pertinence d’un texte du siècle dernier.
crédits photos : Gunther Gamper