J’abandonne une partie de moi que j’adapte, idéation et mise en scène : Justine Lequette ; écriture collective et interprétation : Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud et Léa Romagny ; assistance : Ferdinand Despy ; éclairages : Guillaume Fromentin ; présenté à la salle Fred-Barry du Théâtre Denise-Pelletier du 28 août au 7 septembre 2019.
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« Êtes-vous heureux? » La question, à la fois toute simple et éminemment complexe, est de celles auxquelles on peut difficilement répondre avec assurance ou autrement qu’avec des phrases creuses. C’est pourtant celle qui motive Justine Lequette et ses compagnons de la jeune compagnie belge Group Nabla (Rémi Faure, Benjamin Lichou, Jules Puibaraud et Léa Romagny) dans J’abandonne une partie de moi que j’adapte.
Le spectacle, créé au Festival OFF d’Avignon à l’été 2018, arrive au Théâtre Denise-Pelletier quelques mois après la présentation de Quasi niente au FTA 2019 ; deux productions étrangères qui questionnent un certain « mal du siècle » et remettent en question l’adéquation faussement évidente entre travail, mode de vie et bonheur. Deux productions, également, qui s’appuient sur des films : Le désert rouge d’Antonioni pour le spectacle de Daria Deflorian et Antoni Tagliarini et Chronique d’un été, le film d’Edgar Morin et Jean Rouch, du côté de Lequette et ses comparses.
Le film, tourné à l’été 1960, servait de manifeste pour l’arrivée du cinéma direct en France (Michel Brault, père du cinéma direct, était d’ailleurs l’un des caméramans du projet) : les deux cinéastes, avec l’aide de Marceline Loridan, interrogent des Parisiens de toutes les classes sociales sur la façon dont ils se « débrouillent avec la vie ». Les premières réponses sont candides (« Oui, on est jeunes et il fait beau ! » ; « Non, je suis trop vieux. »), mais progressivement les répondants se livrent sur leur aliénation au travail, leurs craintes, leurs problèmes, autrement dit sur ce qui les empêche d’être heureux. Justine Lequette et les quatre comédiens du spectacle s’inspirent du film de Morin et Rouch pour refaire le même exercice et mesurer la distance qui nous sépare aujourd’hui des réponses d’il y a presque soixante ans.
Avec une bonne dose d’humour, d’ironie et d’auto-référentialité, les comédiens s’installent sur le plateau, imitent les artisans du film, les passants interrogés, les travailleurs rencontrés, sans pour autant faire oublier leur corps d’interprète : une interaction avec les techniciens et un anachronisme « accidentel », au début du spectacle, suffisent à donner un ton jubilatoire à ce spectacle pourtant sérieux. Le décor semi réaliste et amovible (bibliothèque, tables, luminaires) permet en un tournemain de fixer les lieux sans jamais créer de temps mort dans ce ballet savamment orchestré par la metteuse en scène.
Travail des corps
Dès l’ouverture, avec Léa Romagny en enfant déjà trop lucide qui se balance au-devant de la scène, on pose avec insistance la question « pourquoi il faut travailler ? », à laquelle on ne peut généralement que répondre « parce que c’est comme ça ». Derrière l’aspect ludique de la scène se profile déjà l’angoisse existentielle de ceux qui peinent à comprendre et à expliquer l’état du monde.
Après ce prologue, le spectacle se divise en deux parties : la première rejoue la création du film de Morin et Rouch ainsi que certaines de ses scènes significatives (notamment l’excellente scène avec les trois ouvriers et le témoignage poignant de Jean-Pierre, l’étudiant, pour qui toute la vie est faite de « demi-teintes, c’est gris sur gris »). Disons-le ici à propos de cet instant, mais on pourrait le redire à propos de plusieurs moments, les quatre interprètes s’emparent de chaque rôle avec aisance, modulant leur timbre, leur posture ou leur accent en moins de temps qu’il n’en faut pour dire « bonheur ».
C’est après le témoignage de l’étudiant que le spectacle bascule dans le présent : les interprètes se changent sur scène et se proposent d’interroger la figure contemporaine de l’ouvrier. Cette transition donne lieu à l’un des meilleurs moments du spectacle, soit une confrontation entre un homme politique (mais peut-être est-ce un chef d’entreprise, au fond c’est un peu la même chose) et des travailleurs. La parodie est à si méprendre, tant et si bien que lorsque le débat tourne au discours politique (appuyé par l’emblématique et emphatique musique de Chariots of fire), on se rend à peine compte que le spectacle cite un discours prononcé en 2003 par Jean-Pierre Raffarin, ancien premier ministre français : « Est-ce qu’il n’y a pas de bonheur à entreprendre ? Est-ce qu’il n’y a pas du bonheur à animer des équipes ? Est-ce qu’il n’y a pas de bonheur à investir ? » Le Group Nabla ne mange pas de ce pain-là.
Sans jouer la contestation ostentatoire ou prétendre donner des leçons, J’abandonne une partie de moi que j’adapte met alors le doigt sur le fossé infranchissable qui sépare ceux qui nous bassinent avec des « c’est quand même le client qui crée le besoin » et ceux, au bas de l’échelle, qui n’en peuvent plus. Ce n’est pas au hasard que Justine Lequette choisit de projeter un extrait de Chronique d’un été qui témoigne de la nécessaire dissociation du travailleur, écartelé entre celui qu’il est au travail et celui qu’il essaie d’être ailleurs (c’est de cet extrait qu’est tiré, judicieusement, le titre du film) : « Après le travail on essaie de redevenir soi-même. On a un emploi jusqu’à six heures et après on est un autre homme. Et cet homme est prisonnier du premier, c’est le premier qui lui a passé les menottes. »
Alors quoi ? Quand le travail incessant ne sert qu’à maintenir un niveau de vie étouffant, celui de la surconsommation effrénée, comment faire ? Le Group Nabla n’a pas de réponse à offrir, mais témoigne d’une volonté de faire un pas de côté. La finale, autant douce que surprenante, invite à une mise à nu : figurative (pour les comédiens) et psychologique (pour les spectateurs, mais aussi pour la troupe). De nos craintes, de nos doléances, de nos colères, mais aussi de nos envies, de nos désirs, de nos ambitions… pour ne plus abandonner et nous adapter sous prétexte que « c’est comme ça ».
crédits photos : Hubert Amiel