Kalakuta Republik. Concept et chorégraphie : Serge Aimé Coulibaly ; création et interprétation : Marion Alzieu + Serge Aimé Coulibaly + Ida Faho + Antonia Naouele + Adonis Nebié + Sayouba Sigué + Ahmed Soura ; musique : Yvan Talbot ; vidéo : Ève Martin; dramaturgie : Sara Vanderieck ; scénographie et costumes : Catherine Cosme ; lumières : Hermann Coulibaly ; assistance à la chorégraphie : Sayouba Sigué, technique : Sam Serruys. Un spectacle présenté au Monument National dans le cadre du FTA, du 23 au 25 mai. Le 24 mai à 17h, une discussion animée par Philippe Némeh-Nombré avec Emilie Monnet et Serge Aimé Coulibaly portera sur la décolonisation des corps.
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Dans sa plus récente création, Kalakuta Republik, le chorégraphe originaire du Burkina Faso Serge Aimé Coulibaly prend la vie et l’œuvre de Fela Kuti comme point de départ d’une réflexion sur l’art et l’engagement politique. Plus qu’un simple hommage, Coulibaly vise à faire ressortir ce qui est encore d’actualité dans la figure de celui qu’on surnommait le Black President, tout en cherchant à proposer un renouveau du langage chorégraphique qui fasse place à la danse traditionnelle africaine, sans toutefois s’y résumer.
Né en 1938, Fela Kuti est l’icône mythique de l’artiste engagé, arrêté et torturé à de maintes reprises pour avoir critiqué le système en place par le biais de sa musique. Son engagement se cristallise durant une tournée aux États-Unis en 1969 lors de laquelle Kuti fréquente une militante des Black Panthers qui l’initie aux écrits de Malcom X. En découvrant le discours anticolonialiste, le panafricanisme et l’histoire de son propre pays, Kuti réalise qu’il n’a jamais réellement joué de musique africaine : « j’avais utilisé le jazz pour jouer de la musique africaine, alors que j’aurais dû utiliser la musique africaine pour jouer du jazz. » À son retour au Nigéria, il déclare l’indépendance de sa résidence face au gouvernement militaire : la République de Kalakuta est fondée. Dans cette maison ouverte à tout le monde, on trouve une clinique médicale, un studio d’enregistrement, un club. Une communauté s’agglomère autour du charismatique Kuti ; plus de soixante personnes habitent la République de manière permanente. La musique de ce dernier prend par ailleurs une dimension militante assumée ; elle devient un moyen de lutter contre la corruption, l’injustice sociale et le régime militaire. Renommant son groupe Afrika 70, Kuti accentue le mélange entre les genres, trouvant ainsi la sonorité de ce style qu’il nomme l’afrobeat : une hybridation entre le jazz, la musique traditionnelle yoruba, la salsa et le funk.
« United divided Africa »
La première partie du spectacle de Coulibaly, « Without a story we are lost », suit une ligne narrative claire que la seconde partie travaille à déconstruire. Sur scène, le décor se résume à un sofa, un coffre sur roulette, des chaises disposées en cercle et deux grands écrans faits de pièces de tissu blanc de tailles inégales, sur lesquels sont projetés des images de ville, de grandes migrations, de guerre. Nous sommes dans la République de Kalakuta, au cœur de cette communauté indépendante créée en opposition à un contexte de violence institutionnelle. La forme circulaire prédomine : les interprètes dansent les uns devant les autres, parfois de manière indépendante, parfois à l’unisson. De ce cercle émerge la figure de Fela Kuti. Interprété par Coulibaly, ce personnage agit comme un prédicateur qui guide les danseurs par sa parole et ses gestes. Le tout n’est pas sans rappeler la manière dont Kuti dirigeait ses nombreux musiciens, choristes et danseuses lors de ses performances, mais va plus loin que le mimétisme. En effet, à l’image de l’afrobeat, le travail chorégraphique de Coulibaly trouve sa force dans le mélange des styles. En puisant autant dans les codes du ballet, du contemporain et du breakdance que dans ceux de la danse traditionnelle africaine, le chorégraphe délie les corps et excède les catégorisations de la danse. Performance physique remarquable, Kalakuta Republik échappe à un langage chorégraphique formaté en permettant à l’énergie de la danse traditionnelle d’impulser les mouvements. Tout comme Kuti, il ne s’agit pas pour Coulibaly d’appliquer le cadre de la danse contemporaine aux danses traditionnelles, mais bien de prendre ces dernières pour insuffler un renouveau à la danse contemporaine et complexifier les rythmes portés par les corps.
À l’instar des morceaux de Kuti, dont la durée varie entre quinze et trente minutes, les interprètes dansent sur de longues pièces rythmées par le son de la trompette et des percussions. Le compositeur Yvan Talbot a travaillé à partir de la musique de Kuti pour la réactualiser, en y ajoutant notamment, dans la deuxième partie, des influences rock. Ce deuxième acte, « You always need a poet », s’ouvre sur le scintillement d’une boule disco. Nous sommes dans un club, qu’on peut imaginer être celui fondé par Kuti, The Shrine. Il semble qu’un grand bouleversement a eu lieu ou que l’heure de la fermeture approche après une longue nuit de débauche. Des chaises sont renversées sur le sol, une femme danse lascivement en enlevant lentement ses vêtements, un homme saoul crache de la bière et crie qu’il sera un jour le président. Dans cette seconde moitié, l’esprit de communauté s’est dissipé, le cercle s’est rompu ; chacun agit de son côté sans être regardé par les autres. La rupture entre les deux parties n’est pas sans rappeler celle qui a marqué la vie de Kuti. Suite à la sortie de la chanson Zombie, qui soutient une position antimilitaire claire, le président Olusegun Obasanjo dépêche l’armée pour attaquer la République de Kalakuta. La résidence sera détruite, Kuti sera tabassé, ses femmes seront violées et sa mère, défenestrée. Le désordre de cette seconde partie est à la fois visible dans l’amoncèlement de chaises et de paillettes éparpillées sur le sol, mais également dans la confusion des danseurs et dans l’incapacité de celui qui clame qu’il sera un jour président à colliger les foules. Le rêve de la première partie ne s’est pourtant pas totalement effondré, il semble plutôt dispersé, en latence dans chacun des corps.
Filiations
Le contexte politique dans lequel Coulibaly a créé Kalakuta Republik est celui des mouvements de protestation contre le régime de Blaise Compaoré, à Ouagadougou, en 2014. Née de cette insurrection populaire, la pièce trace un parallèle avec une autre révolte, condensée en la figure de Fela Kuti, mais qui provient d’un même désir de changement, d’une même lutte contre la corruption du pouvoir. Dans cette seconde partie, un homme dont le visage est à moitié peint en blanc (encore incarné par Coulibaly) semble être le dirigeant : il envoie de la poussière blanche partout, jette la poudre aux yeux de ceux qui portent leur poing dans leur bouche. On peut y lire autant la personnification de Olusegun Obasanjo que celle de Blaise Compaoré, la corruption de l’un faisant écho à celle de l’autre.Tout au long de ce deuxième acte, Coulibaly multiplie les symboles pour tracer une ligne de continuité entre la révolte de Kuti et la sienne, entre l’histoire du Nigéria et celle du Burkina Faso. Ainsi qu’il le soutient, même lorsqu’il aborde un épisode du passé, « c’est pour parler d’aujourd’hui autrement ».
Par ce jeu de miroir entre les époques, Kalakuta Republik est bien plus qu’un hommage à Fela Kuti ou la simple mise en scène de son histoire : c’est un processus de filiation par lequel Coulibaly s’engage à son tour dans un processus de transformation de la danse contemporaine et de revendication politique. Le travail de Coulibaly sur les formes de la révolte cimente ce que la chorégraphe sénégalaise et directrice de l’École des Sables Germaine Acogny soutient, à savoir que le futur de la danse contemporaine appartient à l’Afrique. Nous assistons à une révolution.
crédits photos : Sophie Garcia Kalaavi et Doune Photo.