Carnaval carnivore, Texte, mise en scène et performance : Thomas Langlois ; conception musicale et sonore : Frédéric Dufour ; présenté à la Maison de la littérature, à Québec, le 3 mai 2019.
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Cet homme secret qui use instinctivement de la parole pour se taire et taire ce qui doit rester enfoui, qui invente inépuisablement des ruses pour se soustraire à la communication, cet homme, dis-je, ne désire rien tant que de voir un masque lui tenir lieu de visage dans l’esprit et le cœur de ses amis ; et s’il ne le désire pas, ses yeux s’ouvriront un jour, et il verra qu’il se confond tout de même avec un masque, et que c’est bien ainsi. Tout ce qui est profond aime le masque ; je dirais même plus : un masque se forme sans cesse autour de tout esprit profond
Friedrich Nietzsche, Par-delà bien et mal
Thomas Langlois présentait en deuxième supplémentaire Carnaval Carnivore à la Maison de la littérature : la salle était comble, encore une fois. Triple fois champion de la capitale-nationale (2011-2015-2017), deux fois champion du Québec (2017-2018) et vice-champion du monde à la coupe mondiale du slam à Paris, nous attendions de ce slameur aguerri une parole virtuose par ses rimes et ses allitérations, ses rythmes et ses effets, ses jeux sonores fulgurants. C’est cela et plus encore que Langlois nous sert dans ce one man show de haut calibre à la fois tragique et désopilant.
L’artillerie lourde est sortie : la mitraille verbale, la logorrhée enjolivée, la fioriture des mots ciselés. Dans une scénographie minimale où l’acteur côtoie son ombre et un chevalet, l’artifice est projeté sur l’espace de son corps en entier et semble imploser en lui. Prenant les habits d’un pantomime à la face blanchie et au sourire forcé, le héros a la dégaine d’un pétard mouillé, trame musicale à l’appui. Le contraste est fort troublant, d’autant plus que la proposition n’a de cesse de nous exploser au visage.
Coups de masques
C’est bien en tant qu’acteur que Langlois se présente, déjouant les contraintes du slam, qui impose habituellement de réciter en moins trois minutes, sans bruitage ni musique et, surtout, qui proscrit la figuration gestuelle des textes. Au contraire, Langlois ne nous prive pas de gestes, Il semble que toute sa démarche tend à décharger le texte, moins par le canon de sa bouche qu’à travers celui qu’incarne tout son corps. Langlois danse frénétiquement ses dires, il les mime, il les montre, il les monstre. Il les porte à bout de bras, à bout de nerfs, à bout de nous, jusqu’aux grognements de loup-garou, dans les creux et commissures de son faciès expressionniste, grimaçant.
Il faut voir Langlois incarner un poisson rouge n’ayant pour « périmètre festif » que son bocal et pataugeant dans des discours de radio-poubelle. Crûment, l’acteur nous sert un film d’horreur psychologique sur un plateau miroir. Il y joue successivement le clown-tueur, l’insecte, le super vilain, le douchebag à la masculinité toxique, le wendigo-colonisateur, le boucher sadique, le charognard masochiste et le poète narcissique. Au fur et à mesure que sa tête de pierrot dégénère, il pèle tour à tour les masques. Il nous les livre sur un plat de sarcasme, pimentés allègrement d’auto-objurgation, sans jamais cacher leur arrière-goût de vulnérabilité. Anthropophage malgré nous, nous restons inquiets et affamés devant ce buffet froid qui – gare aux « restrictions alimentales » –, prévient-il, peut contenir des traces de mauvais goûts et « d’allergênants ». C’est finalement nous qu’il cuisine.
Cruauté crue
Langlois emprunte ainsi à Antonin Artaud sa cruauté unanime. Ses masques sont l’exemple critique d’une culture en faillite, où le mal phagocyte la société et où la souffrance s’autodigère. Historiquement, l’apparition du masque au théâtre a pu être considérée comme un signe de décadence. La sacralité et le pouvoir magique qu’il possède sont évacués par ceux qui le considèrent comme un objet de jeu ou de décoration. Cette dégénérescence de la vocation du masque marque le phénomène plus large d’une désacralisation de la vie en général.
Langlois en fait la monstration : aujourd’hui, dans les sociétés dites civilisées, le masque s’est métamorphosé. Il n’a pas disparu, il s’est intériorisé. Traditionnellement, le masque primitif fut un instrument permettant d’entrer en communication avec une réalité invisible, cachée dans le visible. Il évoque l’esprit des ancêtres venus du monde des morts pour visiter les vivants. Par exemple, les masques des Dogons participaient aux célébrations funèbres, mais commémoraient aussi la révélation du verbe chez l’homme. Longtemps, le masque a permis la transmutation volontaire des identités, donnant la preuve de la conscience d’être individuelle et collective.
Malcommode mascarade
Sans se faire un shaman à la parole incantatoire, Langlois redonne au masque sa fonction cultuelle. Le poète entame un rite de passage où il s’affranchit lui-même, affirme sa volonté et son devenir. « Le masque, écrit-il, c’est le stéréotype social qui résulte de l’assimilation culturelle, c’est notre cynisme face à la violence médiatisée, c’est la folie parfois masochiste de la création poétique et la course à l’hypersexualisation… Mais le masque, c’est aussi le goût d’espoir qui nous reste en bouche après le deuil, c’est la piqûre du voyage et les promesses de l’amour ».
Prenant la mesure entre néandertal et néant, dans un jeu de va-et-vient traversant le quatrième mur, la performance de Langlois est un branle-bas de combat entre corps et parole. Ses masques mouvants s’entredévorent. Le discours manipulateur et anxieux est incendié par le jeu physique et cathartique. Par son slam-théâtre (notion forgée pour les besoins de de sa maîtrise en Littérature, art de la scène et de l’écran à l’Université Laval), Langlois n’a pas mis un concept dans une boîte-à-boire, mais il a plutôt mitonné une manière singulière et puissante de raconter. Sans inventer, il revalorise avec brio une formule ancestrale. Son art ouvre le champ à l’existence, défrichant d’obscurs enjeux intimistes pour finalement labourer des territoires sociaux dévastés. Dénonçant le triomphe de la vertu, l’acteur devient une bête de somme sacrifiée à l’hôtel des perversités mais qui, en nommant le malaise, le met à mal en retour.
crédits photos : Caroline Fillion, Noémie Rocque et Jessica Dufour.