Revisor, Créé par : Crystal Pite et Jonathon Young ; Écrit par : Jonathon Young ; Chorégraphie et mise en scène : Crystal Pite ; Musique originale et conception sonore : Owen Belton, Alessandro Juliani, Meg Roe ; Conception scénique et lumières : Jay Gower Taylor ; Costumes : Nancy Bryant ; Création lumières : Tom Visser ; Assistant aux créateurs : Eric Beauchesne ; Interprètes : Doug Letheren, Rena Narumi, Matthew Peacock, David Raymond, Ella Rothschild, Cindy Salgado, Renée Sigouin, Jermaine Spivey, Tiffany Tregarthen ; Voix : Meg Roe, Scott Macneil, Alessandro Juliani, Kathleen Barr, Nicola Lipman, Gerard Plunkett, Amy Rytherford, Ryan Beil, Jonathon Young. Présenté au Théâtre Maisonneuve (Montréal) du 3 au 6 avril 2019.
///
Revisor est une pièce en cinq actes pour 26 personnages, est une pièce de danse pour neuf interprètes et autant de voix off, est une multitude de plans empruntés au cinéma, est une panoplie de tableaux baroques, est un prétexte pour le mime, voire la pantomime, est un objet esthétique remarquable. Revisor est aussi un spectacle de danse-théâtre dans lequel les très beaux moments de danse sont malheureusement trop peu nombreux par rapport aux moments de théâtre.
Les variations Gogol
Car là où le spectacle réussit le mieux, ce n’est pas dans l’adaptation de la pièce de Gogol, mais plutôt du point de vue de la danse au sens strict. Dans Revisor, les danseurs sont également des acteurs. La pièce n’est pas jouée dans son intégralité, mais les scènes qui font le premier tiers du spectacle de Kidd Pivot sont reprises au deuxième tiers avec d’intéressantes variations. C’est-à-dire que les événements se produisent deux fois sur scène.
La première fois, la scène se déroule à la manière d’une pièce de théâtre grotesque, avec des costumes excentriques et avec les dialogues en voix off, que les danseurs feignent de dire. Lors de la reprise, la proposition devient beaucoup plus féconde. La voix de la narratrice apparaît pour prendre différents rôles dans le discours : elle va de la narration à la didascalie théâtrale en passant par la didascalie de danse et les instructions directes aux danseurs, ce qui nous donne l’impression d’entrer soudainement dans le studio de répétition. La voix off de la narratrice prend ainsi toute la place et relègue les dialogues entendus plus tôt au second plan, comme à distance. Sont alors reprises toutes les dispositions dans l’espace et les gestuelles qu’on a vues plus tôt apparaître, cette fois sous la forme de séquences dansées, plus assumées ; on voit des solos, des duos, des unissons, des tableaux de groupes, des portés se former. On peut enfin apprécier le style de danse de Kidd Pivot, c’est-à-dire les gestes fluides, les changements de rythmes nombreux, les pauses, les positions scéniques qui évoquent des techniques vidéo ou cinématographiques. Nous frappent aussi les éclairages, qui font partie intégrante de la danse (silhouettes, éclairages des contours du corps), ainsi que les dispositifs scénographiques imaginatifs, comme la danse de la « créature » à l’échine acérée et aux bois de rennes, dont l’aspect rappelle à la fois des créatures scandinaves et le costume du Faune de Marie Chouinard.
Un travail impressionnant de sampling du texte est à la base de la musique (répétition rythmique de paroles) sur laquelle les chorégraphies s’exécutent. On trouve donc des petits bijoux, comme ces dialogues en second plan, qui sont parfois entrecoupés de monologues intérieurs de la narratrice : « Je n’épargne personne / Menteur, imposteur », ou encore l’unisson « de l’incertitude », qui suit le rythme effréné des questionnements posés par la didascalie. Ce travail ajoute à l’ensemble un discours métaphorique sur l’acte de révision, sur le jugement, la réflexion, le doute, la relecture, voire la répétition.
L’adaptation chorégraphique du théâtre
Bien qu’il apparaissait indispensable d’exposer d’abord l’aspect théâtral pour présenter, dans la deuxième partie, ses contreparties dansées, celles-ci se voient par contre étouffée par celui-là. Si les danseurs ont su émouvoir durant les séquences de danse contemporaine proprement dite, où l’on comprend en quoi la pièce de Gogol crée des liens physiques entre les personnages et en quoi ces liens peuvent prendre une forme chorégraphique en soi, lors des deux actes théâtraux qui l’encadrent (au début et à la fin), la tonalité de la farce détonne. La direction d’acteur, rappelant le style de danse du Nederlands Dans Theater, a privilégié une gestuelle de tics exagérés, et des personnages dirigés par leurs intentions, malveillantes pour la plupart. Ceux-ci restent cantonnés dans le genre de la farce, donc stéréotypés, privés d’intériorité profonde, ce qui crée un paradoxe avec la tonalité de la danse, et le lien semble difficile à justifier. Même le solo central « The subject is moved », qui repose sur un jeu de mot (polysémique), survient trop tard pour convaincre. On s’explique mal pourquoi la partie où les interprètes brillent le plus, excellent le mieux, et avec le plus de subtilité, de richesse et de talent est la plus courte. La partie théâtrale proprement dite ( et la place qu’elle accorde au texte) est (et paraît) trop longue, elle possède peu de nuances, fait preuve de grossièretés et de cabotinage. De plus, le texte a été coupé et son sens présente beaucoup de limitations : de la farce sur la corruption des fonctionnaires, sur le sentiment de l’imposteur, sur l’accueil de l’étranger dans un village, sur l’hypocrisie, il reste une impression très fugace des thèmes abordés. Les idées passent vite dans le cyclone des effets de groupe et des grimaces.
Sans nier que la partie théâtrale ait demandé un effort technique considérable à ses interprètes, on se désole tout de même qu’il n’y ait pas eu plus de temps de scène alloué à la partie dansée, à la déconstruction (constructive) de la pièce d’origine, puisque son adaptation telle quelle (déjà très réduite en ce qui concerne le texte) était relativement dépourvue de nouveauté du point de vue du discours théâtral, si ce n’est qu’elle était mimée par des danseurs. En effet, l’opération d’adaptation chorégraphique du théâtre aurait pu être plus heureuse, et la structure de l’ensemble ainsi que son rythme auraient moins souffert si on n’avait pas aussi obstinément tenté de s’accrocher au texte (qu’on a sacrifié de toute façon). Le résultat nous donne l’impression qu’on a cherché, dans Revisor, à brûler la chandelle par les deux bouts. Il est dommage qu’on n’ait pas utilisé à meilleur escient le potentiel évident des danseurs, qui était pourtant tributaire des idées les plus originales de cette pièce. Car nous avons pu voir des moments de grâce, de purs moments de discours intertextuels et transdisciplinaires, de purs moments de création, de ravissement. Mais la compagnie semble avoir négligé le fait que le plus intéressant, dans une interprétation, ne sera jamais le texte, la note en soi ou le geste, mais plutôt ce qui surgit entre eux.
crédits photos : Michael Slobodian