Post Humains, Texte et idéation : Dominique Leclerc ; Mise en scène : Édith Patenaude et Dominique Leclerc, assistées de Patrice Charbonneau-Brunelle ; Interprétation : Dennis Kastrup, Dominique Leclerc, Didier Lucien et Édith Paquet ; Conception : Push 1 Stop, Patrice Charbonneau-Brunelle, Cédric Delorme-Bouchard, Gaël Lane Lépine et Maude St-Pierre ; Production : TRS-80. Présenté à L’Espace Libre du 30 janvier au 9 février.
Le clone est triste, Texte : Olivier Morin et Guillaume Tremblay ; Mise en scène : Olivier Morin ; Musique : Navet Confit et Philippe Prud’homme ; Interprètes : Navet Confit, Marie-Claude Guérin, Olivier Morin, Philippe Prud’homme et Guillaume Tremblay ; Production : Théâtre du Futur. Présenté au Théâtre Aux Écuries du 29 janvier au 16 février.
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« Je préfère être cyborg que déesse »
Donna Haraway
Connaissez-vous Ray Kurzweil, ingénieur chez Google, futurologue et transhumaniste ? Avez-vous l’impression que les avancées technologiques sont le prolongement de nos tares ? Combien de temps arrivez-vous à vous passer de votre téléphone intelligent ? Êtes-vous nostalgique ? Aimez-vous Joël LeBigot ? Qu’accepteriez-vous pour prolonger votre santé et votre vie ? Ces questions pêle-mêle se trouvent étrangement liées par deux propositions théâtrales radicalement opposées dans la forme et présentées simultanément à Montréal : la pièce documentaire Post Humains (Espace Libre) et la comédie musicale Le clone est triste (Théâtre Aux Écuries). Si la première passe par l’autofiction et la vulgarisation scientifique et que la deuxième se revendique plutôt d’une science-fiction hilarante, les deux productions se rapprochent par le biais de leurs interrogations éthiques, se répondant presque l’une l’autre.
Depuis les années 1980, la philosophe, biologiste et féministe américaine Donna Haraway (bien connue pour son Manifeste Cyborg) nous exhorte à reconsidérer notre rapport au corps, au genre, à l’anthropocentrisme et aux technologies afin de découvrir de nouvelles voies qui nous dégageraient des oppressions et des violences répétées. Pour Haraway, nos conceptions sont le fruit de constructions sociales, culturelles, politiques et historiques, et il est donc possible d’en créer de nouvelles. De nouveaux récits de soi (de nous) pourraient déjà permettre d’autres rapports relationnels, d’autres dynamiques, non seulement socialement mais environnementalement, une nécessité selon elle pour l’avenir de notre monde. Bien qu’elle ait élaboré sa pensée dans une perspective fondamentalement féministe, les théories d’Haraway ont été reprises partiellement par les transhumanistes – qui considèrent somme toute que l’humain au naturel est handicapé et que l’intégration des technologies dans les existences et les corps n’est que la réalisation de nos potentiels.
Jusqu’où irons-nous ?
En reprise à Montréal et en tournée à travers le Québec, Post Humains vient déclencher la réflexion en temps réel et souligne l’omniprésence d’un processus que certains pourraient croire encore lointain. Partant de sa propre condition médicale (le diabète), qui la soumet à une utilisation obligatoire de machines et de technologies, Dominique Leclerc nous partage ses recherches sur les possibilités et les alternatives technologiques pouvant lui permettre d’améliorer ses conditions de vie – voire de survie. Applications médicales, prises de données par les compagnies d’assurance, biohackers (genre de pirates informatiques de la biologie et des sciences médicales), implants divers, cryogénie : Post Humains vulgarise très bien ce qui se fait ou ce qui se pense dans le domaine depuis quelques années.
En utilisant l’autofiction, Dominique Leclerc dynamise quelque peu cette pièce plutôt proche de la conférence, lui donne quelques ressorts narratifs qui demeurent tout de même moins intéressants que les informations partagées. La grande force de Post Humains est de passer par l’intime et l’expérienciel pour nous engager dans la réflexion. Dès son entrée dans la salle, le public traverse le décor, une scénographie-exposition qui nous donne plus d’informations et nous invite à participer. Sur scène, les acteurs s’adressent à nous, et mis à part quelques moments réussis de théâtralité, on ne se laisse pas emporter par ce tiers espace que pourrait être une œuvre artistique. La fonction de Post Humains est informative, communicative, on souhaite y transmettre la réflexion post humaniste qui habite sa créatrice.
L’ouverture d’esprit qui est demandée aux spectateurs trouve sa contrepartie sur scène. Dennis Kastrup, qui incarne le conjoint tout d’abord sceptique de Dominique Leclerc, Édith Paquet, sorte de standardiste typique de la vulgarisation scientifique qui accompagne toute la pièce, et Didier Lucien, qui interprète différents personnages (réels), assument des postures et des points de vue diversifiés sur les questions soulevées. La mise en scène d’Edith Patenaude et de Dominique Leclerc est bien consciente des résistances internes qui peuvent animer le public et en tient compte avec intelligence. On tente de rassurer l’audience et d’offrir une vision plutôt positive des enjeux éthiques auxquels il ne s’agit plus de tourner le dos. Vous portez des lunettes ? Vous utilisez déjà une technologie pour modifier votre réalité ? Vous vieillissez et vous souhaitez profiter au mieux de la vie ? Ces questions vous concernent directement, individuellement mais aussi collectivement, par des choix de société que nous devons faire rapidement.
Mais pourquoi faire ?
En situant l’action en 2065, Le clone est triste nous donne une vision assez désastreuse de ce qui pourrait advenir, et libère la réflexion par l’absurdité et le rire. Désopilant, ne boudant pas le plaisir de l’esprit de bottine poussé au ridicule, aussi niaiseux que brillant et carrément virtuose par moments, Le clone est triste utilise la comédie musicale pour nous emporter dans une critique sociale large, vigoureuse, qui n’épargne à peu près personne. Pour le Théâtre du Futur (Olivier Morin, Guillaume Tremblay et Navet Confit), il est évident que les avancées technologiques ne résoudront pas les inégalités et les injustices, n’aplaniront pas les conflits intergénérationnels, et ne transformeront pas vraiment un des socles de la condition humaine : l’ennui.
Car c’est bien sa présence qui déclenche toute l’affaire, et l’histoire n’aurait pas lieu sans lui. C’est parce qu’il pleut que le Club des Marquis, un groupe d’enquêteurs mondain, se lance sur le cas de Gilles Douillette, un citoyen ordinaire qui découvre par hasard qu’il est un clone et se retrouve conséquemment à la rue – les clones étant vus, en 2065, comme une abjection. Ils proviennent d’une époque où les baby-boomers n’avaient pas encore été expulsés sur la lune pour crime contre l’humanité après avoir détruit, par pur égoïsme, la moitié de la planète. Mais les baby-boomers, tout le monde le sait, ne veulent pas mourir, et Gilles Douillette est le clone de l’un d’eux. De Beloeil à l’Acadie, en passant par Montréal désertée et enfouie sous les travaux, la pièce nous entraîne, avec ses airs connus (principalement des années 1960) revisités de nouvelles paroles, dans une série de rebondissements merveilleusement étonnants, aux répliques truculentes, par un théâtre hautement physique et clownesque.
« J’ai refait ma vie ici comme un barista des ténèbres. » Entremêlant les références à la culture populaire et à la littérature de genre (polar et science-fiction), le texte mêle l’humour, l’absurde et la poésie. On se régale à travers les scènes et les chansons lors desquelles les comédiens interchangent les rôles comme des… clones. L’intelligence du propos nous pique tellement l’exagération devient révélatrice de tendances déjà à l’œuvre, au temps présent. Le ridicule est politique, la critique est celle de notre époque. Si tout est en accord avec la démarche du Théâtre du Futur, qui nous avait offert le redoutable opéra rock Clotaire Rapaille, la troupe atteint un nouveau sommet créatif franchement maîtrisé. Et plus finement qu’il n’y paraît, puisque le propos est nuancé. Les baby-boomers ont leurs moments de tendresse, la génération X (qui commence « sa vie utile » en 2034, à la disparition de ses prédécesseurs) n’est cette fois pas oubliée, et on évoque les petits traumatismes des enfants des milleniums, dont les premières photos auront été des selfies modifiés sur Snapchat.
Indirectement, Le clone est triste soulève une question que Post Humains n’ose pas poser : pour qui est ce futur ? Qui pourra bénéficier des avancées médicales et technologiques ? Qui sera oublié, broyé, utilisé dans le processus ? En quelques secondes, la comédie musicale désamorce l’intérêt que pourrait susciter un dispositif de communication par télépathie, si souvent glorifiée en science-fiction. Mais Post Humains nous amène à penser que la technologie est aussi un prolongement de nos mystères, de l’esprit ou de l’amour, nous invite à prendre le chemin proposé par Haraway. Ce sont là des enjeux éthiques d’importance qui passeront également par l’imaginaire, qu’il soit représenté sur scène ou stimulé pour être activé après la rencontre avec l’œuvre. Sous ce jour, les deux pièces apparaissent aussi différentes que nécessaires.
crédits photos : Josée Lecompte (Le clone est triste) et Marie-Andrée Lemire (Post Humains).