Baudry, Julien. Cases-Pixels. Une histoire de la BD numérique en France, Presses Universitaires François-Rabelais, collection « Iconotextes », 2018.
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À partir de quand peut-on commencer à porter un regard historique sur un objet, un phénomène, un courant ? Certes, il convient généralement de laisser le sujet de notre étude historique prendre fin, en quelque sorte, afin de pouvoir l’aborder avec la perspective rétrospective d’usage. Or, Julien Baudry, auteur d’un récent ouvrage sur l’histoire de la bande dessinée numérique en France, n’est pas de cet avis, comme il l’explique dans l’introduction de son essai : « L’histoire du temps présent permet d’éviter une histoire déterministe qui se construirait a posteriori puisqu’elle s’intéresse à des objets qui n’ont pas encore atteint leur stabilité. » De fait, en raison de l’actualité – pour le moins diverse – du média qu’il étudie, Baudry va certes effectuer des opérations typiques du travail de l’historien – découpage en périodes importantes, identifications d’acteurs majeurs et de facteurs d’influence – mais, en fin de parcours, il effectue des observations, nourries par ce qui a précédé, qui se gardent pourtant de prendre la forme d’affirmations téléologiques réductrices.
La prudence dont fait preuve Baudry est d’autant plus de mise que l’objet de son attention, à savoir la bande dessinée numérique, est protéiforme et instable. Cette dernière a évolué au gré des avancées technologiques, des dispositifs et des pratiques, tant techniques qu’éditoriales, des artistes qui la pratiquent. Cela oblige l’auteur à d’abord se garder de poser une définition définitive de son objet (« De la même manière, ma démarche ne présuppose pas une définition de ce qu’est la bande dessinée numérique et ne cherche pas à imposer une conception toute faite ») mais à tout de même proposer, à quelques reprises, en cours de route – et dans une annexe, curieusement placée au deux tiers de l’ouvrage –, une typologie des divers termes utilisés afin de mieux les distinguer. De manière judicieuse, Baudry élit comme critère d’identification de la bande dessinée numérique, non pas son point de départ, mais plutôt son point d’arrivée : « 1.Vont m’intéresser prioritairement des œuvres et créations, et à partir d’elles les différents acteurs qui interviennent sur ces œuvres (pour les créer, et financer, les lire.) 2. Pour sélectionner ces créations, je retiens le critère de la diffusion numérique plutôt que celui de la production par des outils numériques. » Il est donc question, dans cet ouvrage, des bandes dessinées qui sont destinées à être lues d’abord et avant tout sur un dispositif numérique, excluant de la sorte la « bande dessinée numérisée », celle qui fut d’abord pensée pour le format album avant d’être scannée.
En choisissant de considérer la bande dessinée numérique non pas comme une forme particulière du 9e art mais bien à l’aune du média qui en détermine la réception, Baudry peut ainsi inclure dans son étude davantage que les œuvres technophiles, qui tirent avantage des potentiels du multimédia et de l’interactivité
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Pensons par exemple à Prise de tête d’Anthony Rageul ou Phallaina de Marietta Ren.
, bien qu’il leur consacre également une place importante. Ainsi, les considérations de Baudry dépassent celles d’une histoire de l’art qui s’intéresserait exclusivement à l’évolution esthétique de la bande dessinée numérique ; l’auteur accorde une attention importante à des aspects comme les modèles économiques, les enjeux de droits d’auteur, les rapports de socialisation et les tensions entre créateurs et diffuseurs. Une approche aussi vaste aurait pu courir le risque de tomber dans l’aporie du « qui trop embrasse mal étreint », mais l’auteur parvient à aborder chacun de ces aspects avec précision et attention. Si cette ambition occasionne certaines redondances en cours de lecture, elle fournit aussi une démonstration essentielle : l’étude d’une forme d’art numérique doit tenir compte d’une pléthore de facteurs afin d’illustrer adéquatement les changements et aléas ayant influencé son évolution.
Découpage temporel et spatialisation
L’ouvrage est divisé en trois grandes sections, elles-mêmes rattachées à trois périodes. Une ère pré-réseau, où la bande dessinée numérique est produite à grands frais par quelques artistes enthousiastes et précurseurs, qui peinent à rentabiliser des œuvres dont les frais de production et la difficulté de diffusion ne permettent pas la rencontre avec le public. La deuxième ère, qui se rend jusqu’à 2009, voit se réduire la part consacrée aux expérimentations et triompher le modèle du blog BD. La troisième ère, de 2009 à nos jours, est celle de la démultiplication des modèles éditoriaux et économiques, des supports et des stratégies de mise en marché, des essais et erreurs s’accumulant à un rythme accéléré. Chacune des sections s’ouvre et se ferme par des introductions et des conclusions qui permettent de maintenir une certaine étanchéité entre elles. Le découpage temporel proposé par Baudry convainc tout à fait.
Sur le plan éditorial, l’ouvrage est d’une qualité irréprochable. De très belle facture, le livre contient des encarts explorant brièvement des aspects qui se seraient mal intégrés au corps du texte, mais livrent de manière concise des informations essentielles à la compréhension. Peu d’études et de recherches ont été effectuées sur la bande dessinée numérique, mais on a l’impression que Baudry a consulté et cité chacune d’entre elles. Les exemples fournis sont à tout coup pertinents, et la section en annexe, où sont présentées 21 œuvres marquantes de la BD numérique, est une porte d’entrée idéale pour qui voudrait s’initier à cette pratique. Toutefois, et on ne peut en tenir rigueur à l’auteur, certains des hyperliens consultés – l’un ne remontant qu’à 2017 – débouchent sur des cul-de-sac du Web, des pages qui n’existent plus, ce qui prouve en définitive l’importance d’effectuer un travail d’histoire sur des œuvres dont la disparition peut être plus rapide que prévue.
Au terme de son ouvrage, Baudry identifie trois tendances fortes de la bande dessinée numérique actuelle : « 1 .Une subordination forte au modèle de l’imprimé, qui impose sa propre dynamique économique et esthétique. 2. Une tension pour devenir un nouveau média autonome qui est pour le moment purement théorique mais irrigue tout un pan de la création graphique numérique tentée par la différenciation 3. Une attraction par la logique de convergence médiatique liée à l’histoire du média depuis le 19e siècle. » C’est donc dire que la situation actuelle de cette pratique est on ne peut plus diversifiée et n’autorise pas à des déclarations tranchées sur son avenir. À défaut de s’autoriser une spéculation tatillonne, Baudry aura eu le mérite, dans son essai, de remonter le fil du temps pour arriver jusqu’au présent afin d’en offrir une cartographie satisfaisante, permettant d’en mieux en cerner les contours, les aspérités et les zones d’ombre. Chapeau à ce scientifique du temps pour avoir abouti à une pareille mise en espace.