Ashley Obscura, Ambient technology, Metatron Press, 2018, 156 p.
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Il y a quelque chose d’infiniment jeune qui habite les escaliers en colimaçon des blocs appartements montréalais, les grands arbres le long des rues, la rue St-Laurent, ses zines. Quelque chose de lilas qui fait écarquiller les yeux, donne des phosphènes, pousse à déménager à Montréal. Cet esprit t’habite encore alors que tu défais tes boîtes de livre et achète des plantes grasses au marché de la station Mont-Royal, mais finit par se disperser tranquillement comme les embruns quand tu payes chaque mois un loyer beaucoup trop cher.
C’est à la lecture de Teen Surf Goth, trouvé dans les rayons d’une boutique vintage du Mile-End, que j’ai découvert la maison d’édition anglo-montréalaise Metatron et que j’ai pu retrouver cet esprit montréalais. Son catalogue rapproche le travail d’édition de celui des artistes du remix, véritable corpus d’œuvres en dialogue qui matérialise, mieux encore que la photographie, l’esthétique et l’imaginaire millénial. Avec son relief holographique et son dégradé, qui rappellent les présentations Power Point du début des années 2000 et qui se nourrissent à même un sentiment vague de nostalgie, le recueil de poésie Ambient Technology semble définitivement être influencé par le numérique.
Les mots « Loving, is the only way to survive » sont inscrits sur la quatrième de couverture, pensée intrusive dans l’atmosphère étouffée et intime des vers d’Obscura ; est chuchotée, comme à un amant-cosmique-fleur, l’extase de l’union physique et spirituelle de deux individus. L’extase et la sensualité de la poésie de l’autrice inspirent des visions florales abstraites. Comme le grain analogique flou qui se brise, les fleurs se piquent peu à peu de pixels et de glitches : « In my dream I’m chillin’ on pixelated sand / The new united Google Ocean is / Clean, warm and beautiful. » Une supercherie nous est dévoilée, l’émotion perd de son authenticité et la fantasmagorie devient dystopique alors que le conglomérat Google s’immisce dans la poésie d’Obscura. L’amour paraît être la seule manière de survivre à la « réalité », ses stationnements en béton et ses hivers sales, même si la partie intitulée «Flower of Light» s’achève sur une impossibilité de les transcender totalement.
Non réciproque, l’amour pour l’amant atteint sa limite. Alors que la déception se manifeste par l’incursion, dans l’ouvrage, de la technologie et de la réalité montréalaise, nous traversons toutes les étapes contemporaines de la perte : le rebound utilitariste, les échanges, qui semblent être calqué sur nos propres conversations sur Messenger, le stalkage, sur les médias sociaux, de l’amant qui nous a remplacée trop rapidement et de la personne qui, prenant notre place, incarne ce qu’on échoue à être… «Our generation / So full of trauma [lu «drama» la première fois] ».
À ces errances succède la fuite, autant pour se défaire de l’amertume et du dégoût éprouvé envers soi-même que pour initier une redécouverte de son lieu de naissance et de ses origines. Survient alors la tentation de rester, de renoncer à son individualité et à ses ambitions pour se fondre dans ce territoire, qui guérit, mais qui reste dépourvu de cet esprit que l’on pourchassait et qui nous avait amenée à Montréal.
Retourner sur le lieu du trauma permet de pleinement réaliser la mort métaphorique de l’amant, seule issue possible à un amour si passionnel et transcendant. La guérison a néanmoins ses limites : alors que la narratrice se rapproche, pour quelque temps, d’un homme ressemblant comme à un fantôme à son ancien amant, elle nous montre que cette relation antérieure reste incarnée en elle. Être en paix avec la déception amoureuse lui permet finalement de gagner son individualité et d’atteindre un état supérieur de conscience en faisant disparaître le besoin d’être avalée par un autre. La dernière partie du recueil, « Vulva of Light », renvoie au nom de la première partie, « Flower of Light ». Elle illustre le processus de prise de pouvoir à l’œuvre dans le recueil, rendu possible par une réappropriation émotionnelle et physique, mais aussi spirituelle. Le rituel a une très grande importance dans Ambient Technology. Il faut le comprendre, ici, comme un acte personnel et intime qui s’appuie davantage sur l’individu que sur une religion organisée
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L’approche de Obscura rejoint d’ailleurs les recherches du chantier Savoirs occultes et alternatives du Laboratoire de résistance sémiotique de l’UQAM sur cette nouvelle approche de la métaphysique.
. Ashley Obscura réussit à enclaver la quête spirituelle et la sensualité psychédélique dans un Montréal réaliste, ancré dans l’époque contemporaine. Sorcière post-internet, la narratrice use autant, dans son processus de guérison et de transcendance, d’objets traditionnellement rattachés à la culture new-age et wiccan, comme de l’encens et des cristaux, que d’éléments propres à la culture numérique, comme les emojis ou les filtres insta-photographiques.
Le titre renvoie autant à l’idée d’un Google Ocean omniprésent, qui cartographierait nos espaces mentaux, qu’à l’idée, plus rassurante, d’ambiance ou d’atmosphère. Cette ambiance peut être celle du Montréal d’Obscura, où le cosmique, le physique et le virtuel se confondent. La présence de ligne d’autobus 55, qui remonte la rue St-Laurent, de la Plaza St-Hubert et du magasin de vêtements Forever 21, au centre-ville, témoigne de l’appropriation de l’espace montréalais et du mode de vie de ses habitants. L’ouvrage est ancré dans le consumérisme des millenials tout en étant chargé du même caractère mystique que les cristaux achetés par la narratrice.
Obscura possède un talent rare pour dépeindre exactement l’émotivité et la culture ambiante montréalaise, nous transportant aux frontières de l’abstraction et de la nature morte, où les objets de la culture pop sont porteurs de mysticisme. Malgré la richesse d’Ambient Technology, il semble que ce recueil de poésie soit passé sous les radars de la critique littéraire francophone, qui reste « oblivious » aux productions de l’une des meilleures poètes du Québec actuel.