Clara Dupuis-Morency, Mère d’invention, Triptyque, 2018, 202 p.
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Mère d’invention, attendu premier roman de Clara Dupuis-Morency paru aux éditions Tryptique, convie le lecteur à la gestation et à l’accouchement d’une création-créature volontairement indéterminée, se situant quelque part entre le carnet intime, la relation épistolaire et l’autofiction. Le récit est officiellement divisé en deux parties, l’avant et l’après de cet « enfantement » : la première, « Lettre à l’enfante », constitue une adresse à l’enfant avorté à Berlin, alors que la seconde, « Vous êtes la profusion », déploie une écriture portée par la naissance de jumelles, quelques mois plus tard. Or, entre 0 (l’enfant non né) et 1 (l’enfant espéré), c’est le multiple de la gémellité, mais aussi des modes d’écriture, qui apparaît pour défaire la linéarité et la logique. Ainsi l’auteure écrit-elle : « J’ai dit, depuis le début de cette deuxième partie, j’ai dit qu’il fallait couper, recommencer, cela a toujours été clair, pour moi, dès l’annonce de la grossesse, qu’il faudrait une césure, que ces deux parties, c’était une question capitale, incontournable, du livre, et j’ai pensé : c’est la gémellité, qui m’empêche d’écrire, ça avait toujours été deux parties, pas d’enfant/un enfant, écrire avant et après, et là je me suis retrouvée dépassée, la rive de la première écriture quittée, mais sans savoir prendre pied dans cette seconde partie. J’ai dit, ce sont elles, qui écrivent maintenant. Mais c’est aussi la thèse, cela me paraît clair maintenant. La thèse s’est terminée, je venais à peine de savoir, pour les jumelles, la forme s’était dédoublée, j’avais dit, je veux bien abandonner la thèse, mais il me faut quelque chose, il faut que quelque chose soit créé, le livre et la thèse, ça allait de pair, aussi – »
Entre l’avortement et la grossesse surgissent la thèse et les carnets, autant de rapports à la création et à la destruction, à la vie et à la mort, au contrôle et au laisser-aller qui s’entremêlent plutôt que de constituer le sage envers de l’autre.
Écrire l’intensité et le corps
Mère d’invention commence dans un cri, celui de la violence et la douleur de l’expérience de l’avortement, irréductible à tous les discours (religieux comme féministes). Dès ce point, mais aussi tout au long du récit, on retrouve une tentative continue d’écrire le corps, sa souffrance, ses injonctions. À la suite des Christine Angot, Marguerite Duras et autres Clarice Lispector auxquelles réfère à plus d’une reprise la narratrice, les mots naissent de ce qui affecte la femme dans sa chair et tentent de trouver un chemin vers la page en court-circuitant la rationalisation des bonnes manières de la forme littéraire.
Si « nécessité est mère d’invention », c’est ici celle d’une dialectique dont le destin est de dérailler. Comme l’écrit l’auteure, c’est « une autre légitimité qui se joue » ici – nous dirions la légitimité du corps contre la raison, de l’obsession contre l’intellection, du tout-fout-le-camp contre l’étiquetage. Il y a un net désir de se laisser subjuguer qui se dégage de ce livre : que ce soit l’avorton ou les jumelles, comme le revendique la narratrice, ou ni l’un ni les autres, il s’agit toujours de laisser le corps et les intensités écrire. Et au-delà des mots, ce sont les phrases-déversements, virgules, cadratins, points finaux supprimés, alinéas (ou non) en début de ligne qui donnent le mieux à voir ces intensités.
Écrire l’obsession
Écriture du corps, mais aussi de l’obsession ; ça suit un fil (aussi bien qu’une filiation) qui se déroule soudainement comme une bobine se défait en tombant au sol, créant nœuds et serpentins : le trou du bébé avorté se retrouve dans celui que la thèse finie créera, puis dans celui d’une dent arrachée, longtemps examiné. Car le trou permet d’examiner l’intérieur du corps, l’abject, autant que le vide (à la fois craint et nécessaire en tant que moteur de l’écriture). Le récit se transforme continuellement suivant les variations du souffle : on y suit un rythme affectif, pulsionnel, qui ne craint pas, voire qui embrasse, la fatigue et les ratages ponctuels. Ça se veut hors de contrôle et ça y arrive parfois, à certains moments où il ne reste que le cri.
Or voilà, l’écriture s’essouffle en même temps que l’obsession semble achopper dans le calme qui suit la naissance des jumelles – de même que l’auteure écrit, par rapport au dépôt de sa thèse : « Avant, je me disais : il y aura le problème Cahun, et puis il y aura la fin. Mais maintenant qu’on m’a amputé le problème, je n’ai plus de relation à la fin. » Il s’agissait de donner naissance à une œuvre « monstrueuse », « difforme », pour reprendre les mots de l’auteure, et c’est bien face à une création-créature originale, pulsante, vivante en somme, que nous nous retrouvons. Le résultat semble inégal à certains moments, mais n’avons-nous pas déjà accepté cette possibilité dans le pacte de lecture même qui nous était proposé dès la quatrième de couverture ? « Je veux que ce soit l’écriture qui ressente les secousses du quotidien, les dérangements, la maladie, les caprices, je veux que l’écriture soit insomniaque, dépassée par la vie, qu’elle en souffre, et qu’on le sente, qu’on se dise : clairement, elle n’arrive pas à gérer, c’est trop pour elle, ça se voit que tout ça est au-dessus de ses forces, qu’elle concilie mal le travail et la famille, toujours en retard, décalée, c’est agaçant, à l’arrache, sur le bord d’une table, entre deux boires ou deux repas, dans un interstice de l’existence, c’est l’écriture qui finit par en souffrir, fatiguée, exténuée, on sent qu’il ne reste pour écrire qu’un zombie, une volonté exsangue, c’est instable, et c’est ça que je veux, qu’on dise que c’est bâclé et, pourtant, qu’on n’arrête pas de lire […]. »
Étrangement, c’est ce côté « à l’arrache » qui fonctionne le mieux ici, et c’est dans les moments plus posés de la seconde partie qu’on sent l’auteure la plus « tâtonnante », comme cherchant à clore – à circonscrire dans les paramètres du livre – une étendue qui ne devait pas avoir de forme limitative. Mais en dernière instance, ce qui reste de la plus haute importance, après cette lecture, demeure la démarche de Clara Dupuis-Morency, qui contribue avec Mère d’invention à défaire structures, cloisons, rôles et façades, dans un beau capharnaüm où aucun système n’est épargné.