Treshold (Seuil), chorégraphie: Le Patin Libre (Alexandre Hamel, Pascale Jodoin, Samory Ba, Jasmin Boivin, Taylor Dilley) ; Musique : Jasmin Boivin; dramaturge : Ruth Little ; éclairages : Lucy Carter et Sean Gleason ; costumes : Pascale Jodoin ; direction technique et ingénieur sonore : David Babin. Une coproductionde Danse Danse, Dance Umbrella, Centre national des Arts, Théâtre de la Ville de Paris, Nuits de Fourvière de Lyon. Présenté sur la glace de l’Aréna Saint-Louis (Mile-End) jusqu’au 22 avril.
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Les deux extrémités de la glace sont aménagées pour accueillir les spectateurs, à qui on offre avant la représentation des coussins et des couvertures. Vu d’ici, sans la bande, on réalise rapidement que les interprètes évoluent à une vitesse impressionnante et on sent la peur gagner certaines personnes au parterre. Il faudra s’y habituer. En même temps, la proximité avec les patineurs fascine, le danger devient grisant, l’expérience est amplifiée par les jets de neige qui retombent sur le public lorsqu’ils freinent en frôlant l’audience. On sait d’emblée qu’on assiste à un spectacle beaucoup plus près de l’expérience du patineur que ce qu’on peut observer d’ordinaire dans le monde du patinage. Le fondateur de la compagnie, Alexandre Hamel, explique : « ce Seuil que nous cherchons avec cette nouvelle œuvre ressemble drôlement à ce que nous vivons à chacune de nos glisses, avec les risques que notre art implique. »
Le spectacle s’ouvre sur cette course effrénée à travers laquelle les patineurs s’entrecoupent pour former des motifs aussi hypnotiques qu’angoissants, coupant le tableau magnifique qu’offrait la glace calme, éclairée latéralement comme sur une scène et remplie de fumée. Puis, un jeu s’installe entre les interprètes : ils s’attrapent, se touchent, comme des gamins jouant sur une glace. On sent le plaisir qu’ils éprouvent. Ils tranchent l’espace scénique avec une rapidité entraînante, forment entre eux des motifs compliqués, évoluent aussi parfois en bancs serrés, se détachent et se rattrapent au rythme des coups de lames qui résonnent sur la glace et participent à l’ambiance sonore.
Qui ne s’est pas demandé, en observant évoluer les professionnels et champions du patinage artistique, pourquoi cette forme d’art n’avait pas encore de branche « contemporaine » (à la manière de la danse, qui s’est distanciée il y a des lunes et de bien des façons déjà des codes rigides du ballet) ? Bien qu’on puisse apprécier grandement cette discipline impressionnante, il y manquait cruellement de propositions plus recherchées, de diversité dans les démarches. C’est le fantasme artistique de bien des gens qui se réalise avec cette troupe salvatrice, qui nous délivre des expressions figées, figures codées et costumes à paillettes, pour sonder un langage décomplexé, loin de celui des compétitions, des spectacles à grands déploiement, et offrir une expérience plus sensible. C’est ce que propose la compagnie Le patin libre, qui explore depuis déjà quelques années le potentiel chorégraphique de la glisse.
Lorsqu’on regarde bouger les interprètes, ce qu’on remarque et qui nous frappe est l’absence de points à amasser, de podium, de personnages de Disney à incarner ; il reste alors l’expérience palpable du geste. Le vocabulaire est décomplexé. On regarde de la danse qui glisse. Ce n’est pas non plus simplement de la danse, puisqu’il y a cette vitesse, le froid et le son des patins sur la glace, qui contribuent à créer un univers unique. Le port de bras est naturel, les lignes sont pures, mais pas figées, il y a quelque chose de très humain, de très fluide dans le mouvement. Les interprètes entrent en relation les uns avec les autres, on assiste à une véritable démonstration de ce qui est éprouvé sur la glace.
L’utilisation du sol est en soi une révolution assez jouissive pour quiconque attendait patiemment un renouveau du genre. Ce sol, jusqu’alors défendu dans la discipline, voilà qu’il est mis à profit, avec tout ce que cela implique de provocation – et de défi, surtout. Il est particulièrement émouvant de voir les interprètes composer avec cette froideur. Il y a quelque chose de puissant dans la matérialité même de la glace, l’effet qu’elle provoque, son âpreté ; ces éléments sont utilisés de façon touchante dans le rapport au sol des interprètes. On a froid pour eux, on a mal à la peau.
C’était pourtant hautement nécessaire d’explorer cet aspect afin de se distinguer de la discipline traditionnelle. Il en va de même pour le rapport homme/femme. Pascale Jodoin, la seule interprète féminine, n’incarne pas une Juliette à séduire ou une énième femme fatale à dompter. Elle fait seulement partie de la troupe, évolue au même titre que les autres, et c’est drôlement satisfaisant de constater son égalité au sein du groupe, de voir ce qu’elle y apporte, dans la deuxième partie en particulier, qui est beaucoup plus « dansée » que la première. Un des moments les plus forts du spectacle est celui où les patineurs se déplacent à haute vitesse et frôlent de la main la glace. Il est impossible de ne pas pencher un peu la tête, et de se dire qu’il n’y a qu’avec ces moyens, dans cet endroit, avec cette proposition, qu’une telle beauté peut survenir.
L’art vertigineux de la compagnie promet un avenir glorieux à cette discipline enfin renouvelée. Avec Le patin libre, elle entre enfin dans le 21e siècle. C’est tout ce qu’on attendait.
crédits photos: Rolline Laporte