Le nom, texte : Jon Fosse; traduction : Terje Sinding; mise en scène : Dominique Leduc, avec Simon Beaulé-Bulman, Alex Bergeron, Annick Bergeron, Aurélie Brochu Deschênes, Myriam Debonville et Stéphane Jacques; conseil dramaturgique et assistance : Myriam Stéphanie Perraton-Lambert; décors : Jean Bard; conception sonore : Éric Forget; costumes : Linda Brunelle; éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Au théâtre Prospero (Montréal) du 3 au 21 avril 2018.
///
Rares sont les occasions d’assister aux pièces du dramaturge norvégien Jon Fosse au Québec. Elles sont complexes et souvent construites comme des spirales où la répétition est à sont l’honneur. Bien qu’elles soient à des lieues du storytelling anglo-saxon qui a beaucoup modelé notre propre dramaturgie, la metteure en scène Dominique Leduc monte au théâtre Prospero Le nom, deuxième pièce écrite par Fosse en 1995.
Cette partition pour six acteurs raconte le retour à la maison de Beate, une jeune fille ayant quitté le nid familial pour la ville et qui revient enceinte, accompagnée de son copain. Si la première confrontation qu’on attend est celle des parents face à la grossesse, la majorité de la pièce s’articule autour du nom à donner à l’enfant à naître. Une adolescente qui pourrait donner la vie à tout moment, une famille étrangement silencieuse et absente malgré les événements, un adolescent citadin se perdant à la fois dans sa propre conjecture que dans la grandeur du territoire qu’il ne sait côtoyer ; chacun y va de sa suggestion.
Dans une rencontre avec la metteure en scène Dominique Leduc lors du dernier droit avant la première du spectacle, elle se remémorait sa découverte de Fosse par l’entremise d’un ami l’ayant aiguillée vers les pièces du dramaturge norvégien : « lorsqu’un ami m’a fait lire Fosse pour la première fois ç’a été un choc. On n’écrit pas comme ça ici, Fosse fait presque un pacte sensoriel avec son lecteur et il laisse beaucoup de place au metteur en scène, aux acteurs et surtout aux spectateurs. » Elle se souvient aussi de l’adaptation de Christoph Marthaler d’une pièce d’Eugène Labiche au FTA comme d’un élément important dans la constitution de son projet. « Quand j’ai vu il y a quelques années Une île flottante de Marthaler au FTA, ça a pour moi été un déclic. Ce projet-ci était déjà sur la table et j’ai l’impression que ça m’a donné une sorte de liberté, ça m’a prouvé que ce genre de théâtre était possible ».
La démarche créative s’échelonne sur plus de deux ans, car il était important pour Leduc d’aller au bout d’une idée pour ainsi mieux suivre ses instincts. « Fosse n’est pas beaucoup monté ici, j’ai l’impression qu’on est mal outillé pour entrer dans son œuvre. Avec cette pièce-ci par exemple, on ne peut pas aller chercher les affects de chaque personnage, comprendre les intentions sous-jacentes au texte, alors que c’est pourtant la technique classique pour bien cerner le jeu […]. Quand le projet s’est mis en branle il y a deux ans, j’ai commencé avec des ateliers, justement pour qu’on aille au bout de cette démarche, qu’on se rende compte que de comprendre les motivations de chaque personnage dans cette histoire familiale nous menait droit dans un mur. Après ça, le vertige nous prend, et le réel travail de création peut commencer. C’est grisant comme projet ».
Dialogue de sourds
Le plus déstabilisant dans le théâtre statique de Jon Fosse est l’incommunicabilité entre les personnages. Avec cette écriture à la fois hachurée et circulaire, on parle à l’envi mais sans jamais sembler se répondre. C’est pour cette raison que les silences et l’espace sont primordiaux ici : « il y a une incommunicabilité qui est inhérente à cette pièce-là, les personnages se parlent, mais ne s’écoutent pas. Je me suis rapidement rendu compte que pour jouer ce silence, pour jouer cette incompréhension, c’était dans la respiration qu’il fallait aller puiser l’ancrage de l’interprétation. »
Si les personnages semblent soliloquer chacun de leur côté, c’est l’écho de leur partition sur ceux qui les entourent qui insuffle à la pièce la charge avec laquelle elle nous frappe. « Fosse a déjà dit que, pour lui, une pièce de théâtre était comme une symphonie jouée par un orchestre. C’est dans l’entièreté du jeu que le théâtre se déploie, et non pas personnage à la fois ». Les silences chez Fosse sont névralgiques, très souvent plus éloquents que les dialogues eux-mêmes : « souvent en théâtre, le silence crée un malaise, mais pas chez Fosse. Lorsqu’on côtoie tant d’immensité, tant de beauté dans le territoire, le silence est une humilité. »Si l’écriture si particulière de Fosse le distingue de beaucoup de ses contemporains, le territoire est aussi une constante dans sa dramaturgie : les lieux sont souvent reculés, à flanc de falaise, ouverts à la mer. Le vent, tout comme les silences, s’immisce entre les dialogues avec une prestance aussi digne que celle du paysage. On doit se réjouir de l’initiative de Leduc de faire vivre cette parole ici, où son écho nous semble si évident.