Portraits en contrepied

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08.06.2017

Tordre, conception et chorégraphie : Rachid Ouramdane ; interprétation : Annie Hanauer et Lora Juodkaite ; lumières : Stéphane Graillot ; décor : Sylvain Giraudeau. Un spectacle de CCN2 – Centre chorégraphique national de Grenoble après une création originale de L’A. / Rachid Ouramdane présenté les 6 et 7 juin au Théâtre Rouge du Conservatoire (Montréal).

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Ce qui frappe lors de l’entrée en scène des deux interprètes, c’est, déjà, leur singularité toute particulière. Cette étrange scène d’exposition, répétée en un long salut à la manière des compétiteurs de danse sociale, accompagnée d’une musique de show télévisé a quelque chose d’absurde et pourtant ce qui en émane, c’est l’honnêteté avec laquelle les danseuses nous sont présentées.

Elles sont manifestement de issues de parcours différents ; Lora présente une posture et un vocabulaire très balletiques alors qu’Annie exécute les mêmes mouvements, de façon plus décontractée. Elles reviennent automatiquement dès qu’elles entrent en coulisse, la musique recommençant son jeu comme dans une blague pour enfants. Elles sont là, et c’est suffisant. On ne semble pas avoir tenté de gommer leurs différences, pourtant visibles. On ne sent pas non plus que tant d’efforts ont été déployés pour en tirer profit. On nous les présente simplement, et honnêtement. Ça a l’air tout simple comme ça, mais une telle honnêteté sur une scène est le fruit d’un travail acharné. Un travail sur soi qui exige de l’interprète une générosité énorme. Un travail de compréhension de la part du chorégraphe, qui demande un grand respect pour les danseuses. Déjà, cette humanité visible touche.

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Dans une scénographie épurée où tournent un petit ventilateur dans un coin et (en sens inverse) deux grandes barres horizontales, le chorégraphe Rachid Ouramdane fait tour à tour advenir ces curieux soli sous forme de portraits doubles. Les interprètes se livrent à de touchants aveux dansés. Tout est laissé au regard, tout est à prendre, et on se laisse prendre. 

Annie Hanauer offre, entre autres, une interprétation bouleversante de la déjà très touchante version de Feelings, chantée de façon bien personnelle par Nina Simone au Festival de Montreux en 1976. Elle semble littéralement tirée par la musique. Dans un combat d’équilibre, dans un jeu avec la voix de la chanteuse, ses mouvements, dont beaucoup sont empruntés au vocabulaire du popping, la trainent sur la scène. Dans sa mise en corps, renversante de générosité, on a l’impression de sentir la présence de Nina Simone.

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Lorsqu’entre Lora Juodkaite, une véritable tornade prend force. Elle évolue en circonvolution, véritable maîtresse du tournoiement. C’est une pratique à laquelle elle s’adonne pour relaxer, comme un toc, comme certains tournent une mèche de cheveux autour de leur doigt, c’est quelque chose qui lui est resté depuis l’enfance. Comme une obsession qu’elle aurait sublimée dans la danse, elle tourne sur elle-même à une vitesse incroyable, jusqu’à en perdre la sensation dans ses doigts. Jusqu’à en perdre le contact avec la réalité. « Je n’irai pas très loin cette fois-ci. » Celle qui tournait, en racontant les choses qu’elle voyait, pour faire voyager sa sœur dans le monde auquel elle avait ainsi accès, nous offre une intrusion dans sa transe par le moyen de la parole. Elle y décrit ce qu’elle voit, comment elle le voit, et ce qu’elle sent lorsqu’elle tourne ainsi. Le monde de l’enfance y est convoqué. On s’y revoit ; couchés sur le lit, la tête pendante, à s’imaginer que la maison est penchée et qu’on peut marcher sur la fenêtre. On l’a tous déjà fait.

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Alors qu’on s’y replonge elle demande ce qui a changé depuis qu’elle tournait pour faire voyager sa sœur. C’est toute la réalité adulte, l’absurdité du temps, la perception du réel, qui sont ici mises en cause. Ce simple geste d’enfant, lorsqu’il est pris au sérieux, lorsqu’il est questionné, lorsqu’il sert de point d’appui à la réflexion, s’avère un outil étonnant et efficace pour penser le monde. Lorsqu’elle tourne, sa silhouette se tord sous l’effet des circonvolutions, ses contours semblent surréels, on en vient parfois à se demander où sont ses membres. L’important demeure pourtant le mouvement, ce qu’il fait advenir. « Je vois mon ombre au sol et je marche sur moi-même. » C’est un jeu d’enfant et on y est entrainé. Que celui ou celle qui n’a pas discrètement essayé (avec ou sans succès) après le spectacle se lève et parle. On a envie d’y revenir. De retoucher à cette émotion. De remonter le temps jusqu’au brouillage des perceptions. Et ça fonctionne. Et c’est grisant.

À travers ces portraits qui nous sont à plein corps offerts, Rachid Ouramdane présente une humanité rassembleuse, tisse le lien qui permet la rencontre à travers les corps, d’âmes singulières, braves et touchantes.

crédit photos : Patrick Imbert

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