David Bélanger, Métastases, Québec, L’instant même, 2014.
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Les textes qui ont jusqu’ici été consacrés à Métastases, le captivant premier roman de David Bélanger, évoquent volontiers son jeu avec les codes du polar, qu’ils soient liés à des personnages, à des enquêtes ou à des événements typiques du genre. Ils en font parfois le fondement d’une réserve : ne s’agirait-il pas, au fond, d’un (autre…) polar-qui-n’en-est-pas-un, un livre jouant sur le terrain d’un genre connu sans s’assumer complètement et qui, dans une sorte de réflexe défensif, installe une distance entre les événements du récit et leur mise en discours
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« Jongleries », la critique mitigée de Christian Desmeules dans Le Devoir (26 avril 2014), en offre un bon exemple.
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Cette distance n’en est pourtant pas vraiment une : la stratégie du narrateur, qui cadre et recadre les événements en multipliant les points de vue et en intervenant parfois en tant que personnage, permet aux lecteurs d’entrer plus avant dans l’action, quitte à emprunter des sentiers inattendus, ou plutôt à en emprunter plusieurs à la fois. Le titre du roman offre quelques indices à propos de ces trajectoires immersives, et bien que le livre comporte de nombreuses fausses pistes — polar oblige —, son titre est relativement transparent : il nous installe sur le terrain de la métafiction (sentiment renforcé par une page couverture plaçant méta légèrement en retrait), mais aussi sur celui de la maladie.
Cancer littéraire
L’usage du cancer dans la littérature a souvent été reçu avec scepticisme, voire avec hostilité. On peut penser, par exemple, à La maladie comme métaphore (1979) de Susan Sontag, un essai dans lequel l’auteure s’intéresse aux métaphores concernant le cancer et la tuberculose. Les analyses de Sontag supposent deux lectures complémentaires : son approche est descriptive, puisqu’elle s’efforce de relever les principales métaphores associées à certaines maladies, mais elle est aussi prescriptive, réfractaire à toute appropriation de la maladie par les témoins — une appropriation souvent si écrasante, estime-t-elle, qu’elle en vient à troubler le rapport qu’ont les malades avec leur propre état, comme si on leur volait leur expérience en la trafiquant.
Certains romanciers semblent avoir assimilé cette attitude méfiante
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Le phénomène est particulièrement frappant dans les romans pour adolescents, dont le plus grand succès commercial a été remporté par The Fault in Our Stars (2012) de John Green. Green lui-même était conscient de participer à un genre émergent, et il ne souhaitait pas écrire un « bullshit cancer book ». Il se justifie en employant des termes très proches de la pensée de Sontag sur les récupérations artistiques de la maladie : « I really didn’t want to appropriate someone else’s story, particularly because people who live with terminal illness so often get their stories taken from them. »
, mais David Bélanger n’a pas de tels scrupules : il fait du cancer un redoutable moteur narratif (les codes et les poncifs du polar jouant le rôle de carburant!).
Le premier personnage cancéreux de Métastases est associé à une enquête passée. Les policiers Petitroux et Descars rendent visite à Jacques Bibeau; son épouse Chantal avait été l’un des témoins de l’enquête lorsqu’elle était déjà atteinte d’un cancer du cerveau. Les agents évoquent son témoignage, qui « n’a pu être consigné avec les autres » parce qu’elle « disait n’importe quoi ». En discutant avec son mari, les policiers apprendront que la maladie de Chantal avait jeté un froid dans la famille Bibeau peu de temps avant son décès, sur un fond d’incompréhension : « Vous savez, avec les femmes, avec le cancer, on comprend mal, il faut toujours interpréter ce qu’on entend, le cerveau de Chantal ne raisonnait pas comme un cerveau raisonne. »
Un peu plus loin, on retrouve un autre cancéreux, Albin, policier à la retraite qui semble d’abord rôder au pourtour de l’enquête sur le meurtre d’Éva Burns (décrit dès l’ouverture du roman). Il ne pratique plus son métier « depuis que la nature le ronge de l’intérieur » : marqué par « le cratère blanc d’une longue cicatrice », « son cancer l’a complètement désorienté » et « il a un peu perdu les idées ». Mentionnons enfin Petitroux lui-même, dont le cancer s’est tellement aggravé qu’il entraîne désormais la production de souvenirs bâtards
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On pourrait ajouter à ces occurrences directes du cancer des apparitions métaphoriques, dont celle qui concerne Éva Burns elle-même. On apprendra qu’il s’agit de son signe astrologique, puisqu’elle est née le 3 juillet; plus significativement, elle est elle-même assimilée à un cancer par Lévi Burns, l’oncle de l’homme (Thomas) dont elle a divorcé. Après avoir indiqué la cause du décès de Thomas (« cancer »), Lévi rappelle des spéculations diverses sur les origines de la maladie (« certains disent que c’est un accident génétique, l’évolution des cellules qui disjonctent, d’autres parlent de suicide par l’inconscient… ») pour aboutir à sa théorie favorite (« le cancer est causé par une haine ou un souci, une manière de réaction du corps aux stimuli émotifs ») : bref, une manière de réaction à Éva Burns, qui, en devenant un cancer métaphorique, « aurait bel et bien tué [son] neveu ».
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Le cancer en ses œuvres
Comparant les métaphores utilisées pour parler de la tuberculose et du cancer dans La maladie comme métaphore, Sontag observe que, si la première maladie est associée aux excès et à l’euphorie, le cancer est quant à lui perçu comme un inhibiteur. C’est que la tuberculose vise les poumons, que la mythologie populaire relie volontiers au souffle et à la vie : c’est une maladie de l’âme, tandis que le cancer est « une maladie du corps » — souvent une maladie des parties « basses », « dont on n’admet l’existence qu’avec gêne ». Dans Métastases, en revanche, les personnages ne sont pas victimes d’un cancer « bas » ou honteux : la maladie attaque systématiquement le cerveau, organe par excellence de la déduction et, de ce fait, incontournable dans le genre policier.
Dans la foulée des métaphores relevées par Sontag, le cancer « devient l’engloutissement ou l’oblitération du conscient » : « les cellules non intelligentes (« primitives », « embryonnaires », « ataviques ») se multiplient ». Dans Métastases, le cancer a également un effet destructeur sur les facultés raisonnantes. On dira par exemple d’Albin que sa maladie affecte moins son corps que son discours : « [C]ette fois il semblerait que l’hémorragie ne se propage qu’à la parole, la voix saigne, on sent dans le propos l’odeur fondue du cortex ». La métaphore brille de tous ses éclats ici, la maladie se déployant par et dans les mots (« laissons les plaies d’Albin, interrogeons plutôt son discours : comme une large blessure dans le sens, il erre, sans sujet fixe »). Les errances d’Albin trouvent un écho jusque dans la structure du roman, dont la deuxième section s’intitule « Sans itinéraire fixe ». Ce n’est donc pas seulement le discours d’Albin qui est affecté par cette tentation de l’errance, mais le roman tout entier.
Contamination, contagion, dissémination
La maladie est à la fois contamination et contagion. Ces deux notions sont d’une grande richesse métaphorique, bien que l’origine de leurs significations parallèles ne soit pas souvent reconnue. On considère habituellement que les métaphores les concernant s’appuient sur la médecine, ultime dépositaire du réel. Or, ce n’est pas tout à fait juste : la contagion au sens médical est elle-même une métaphore, ou un redéploiement, de références très présentes dans les discours religieux et qui renvoient à la souillure et à l’impur
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Mary Douglas, Purity and Danger : An Analysis of Concepts of Pollution and Taboo (1966).
. Le dialogue entre les savoirs médicaux et les sciences humaines est donc loin d’être unidirectionnel.
La prolixité du narrateur de Métastases s’explique probablement par une telle contamination
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Qui ressemble parfois à une contagion. Les cellules cancéreuses paraissent s’étendre d’un corps à l’autre dans le roman, comme si le métier même des personnages les condamnait à l’avance (« ou bien être enquêteur cause le cancer »).
. La possibilité qu’il souffre lui-même d’un cancer du cerveau est soulevée de manière loufoque par Petitroux lorsqu’il lui demande : « Vous avez un cancer du cerveau ou la perte de sens c’est dans l’air de la pièce? » Loin de mener au silence, cette perte de sens multiplie les tribunes pour un discours qu’on ne tient plus en bride
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Le narrateur y fait d’ailleurs une allusion amusée en parlant de Descars qui, s’il sera l’un des rares personnages à ne pas souffrir du cancer, souffre néanmoins d’une bien étrange logorrhée : « pour moins que ça, on diagnostiquerait une pathologie communicationnelle, sorte de surenchère phatique ».
. On peut ajouter, aux concepts de contamination et de contagion, la dissémination, surtout associée à l’œuvre de Jacques Derrida. Elle est ce processus de circulation des mots et des traces dont nous ne pouvons nous extirper en tant qu’êtres de langage et de discours. La dissémination traduit un supplément : les signes se multiplient en débordant le sens et en défiant toute tentative de définition.
On retrouve un tel discours proliférant dans Métastases. Certes, les cellules cancéreuses ont un fort potentiel destructeur, mais elles sont aussi étrangement productives : elles détruisent en fabriquant. C’est au fond le propre de la métaphore que de faire éclater ses propres cadres : « Comme toute métaphore réussie, celle qui s’attachait à la tuberculose était assez riche pour permettre deux applications totalement opposées », écrit Sontag. La présence du cancer emprunte une trajectoire similaire dans Métastases, un roman dont l’écriture virtuose engendre une expérience de lecture jubilatoire.