Rituel du «chien fou qui cherche une odeur»

Festival Phénoména 2016
18.10.2016

Olivier de Sagazan, Transfiguration, performance présentée à la 8e Biennale d’Art performatif de Rouyn-Noranda, à L’Écart, lieu d’art actuel, le 12 octobre 2016 et dans le cadre du Festival Phénomena, à la Sala Rossa, Montréal, le 16 octobre 2016. Le Festival Phénomena est présenté jusqu’au 21 octobre.

///

Pleine lune au-dessus de Montréal et du Mile End qui accueille cet automne encore son cinquième Festival Phénomena et présentait dimanche soir la très attendue Transfiguration, une performance d’Oliver de Sagazan qui est devenue, une vingtaine de pays visités depuis 1999 et quelque deux millions de visionnements sur YouTube plus tard, quelque chose comme un classique de l’art performance, si une telle chose se peut.

Une telle chose se peut. La Sala Rossa était pleine à craquer (et craquait effectivement — on connaît l’impossible silence de ce lieu aussi chaleureux que bancal) d’un public aux expectatives claires : assister à ces métamorphoses de faciès qui font de la «série performative existentielle» (dixit le programme) Transfiguration un hybride entre performance, sculpture et théâtre. Théâtre, oui, et malgré le soupçon autour du terme pour les tenants de la performance, puisque la re-performance (ou reenactment) à laquelle s’adonne de Sagazan depuis près de vingt ans ne peut qu’avoir posé des rails pour aiguiller l’imprévisible et l’accidentel soir après soir — il suffit à cet égard de consulter la fiche technique de la performance pour constater à quel point les assises scénographiques de Transfiguration sont invariables.

Ce qui n’empêche pas la performance d’advenir, loin s’en faut. Mais la question à se poser est : à quel moment?

Festival Phénoména 2016

Le dispositif est bien sûr conçu pour provoquer l’imprévu : Olivier de Sagazan performe à l’aveugle, sous des couches d’argile et de peinture noire et rouge dont il enduit son visage et son corps. Derrière lui, trois grands panneaux de métal recueillent les aléas visuels et sonores des gestes de sa performance. Sinon, le «synopsis» de la performance de dimanche est en tous points semblable aux différentes versions disponibles sur le web.

 

Certains aspects de l’ensemble m’auront cependant été des découvertes. La présence sonore de la voix de Sagazan, magnifiée par une captation extrêmement rapprochée et enveloppée d’un écho rendant chaque murmure, chaque respiration audibles et distendus dans l’espace, a certainement été un élément favorisant l’établissement d’un ici et maintenant spécifique, le b.a-ba du performatif. Car avant de mettre ses mains dans l’argile, de Sagazan se parle, nous parle : «Comment on fait? Par quoi on commence?», répète-t-il, avant d’ajouter : «D’abord toucher la terre, la terre du Canada». (Rires du public.) Plus de doutes, c’est bien à nous, ici et maintenant, que tout ceci s’adresse. Mais à lui aussi, et surtout, peut-être.

Comme il était fascinant de voir de Sagazan se réapproprier son propre rituel tout en affirmant qu’il en est le principal obstacle : «Tu joues trop, là, tu parles trop, tu parles toujours trop». Il fallait le voir ressasser ses repères comme pour y trouver une brèche, s’insérer dans un interstice de potentialités nouvelles, zone liminale que chaque rituel tente de créer et d’atteindre. Ainsi que l’anthropologue Victor Turner l’écrivait, il s’agit de re-jouer et de ré-investir le connu pour en tirer de nouvelles structures, énonçant là le concept de liminalité comme l’une des idées phares des rituels, reprise dans les performance studies par les théoriciens Richard Schechner et nombre d’autres à sa suite :

Liminality can perhaps be described as fructile chaos, a fertile nothingness, a storehouse of possibilities, not by any means a random assemblage but a striving after news forms and structure /01 /01
Victor Turner, «Are There Universals of Performance in Myth, Ritual, and Drama?», Anthropology of Experience, Tucson, University of Arizona, 1985, p. 291-301.
.

C’est bien «a striving», un effort, un combat qui se déroule devant nous pendant quarante minutes. Qu’importe la finalité de cet essayage en règle de tous les visages possibles, de Sagazan semble éprouver la transformation pour son seul principe de mouvement, et c’est là tout le propre du rituel qui, toujours selon Turner, fait appel au pouvoir transformatif de la performance, qu’il nomme transformance. Ainsi tout occupé à l’effort frénétique de chercher, de Sagazan s’ouvre à une transformation possible, à savoir de transgresser sa propre normativité — celle du théâtre qu’il a mis en place — pour atteindre ou du moins effleurer un ethos d’empathie véritable. Le personnage que nous voyons n’en est dès lors plus un, de Sagazan n’est plus de Sagazan, son je est un autre, est tous les autres, est un être-en-souffrance prenant sur lui douleurs et violences, une posture superbement illustrée lors du tableau où le performeur devient une Christ aux seins rouges en croix, soulevée par le Nisi Dominus de Vivaldi, dépossédée de lui-même.

hayeur-8370_0

Olivier de Sagazan jouait-il dimanche ou est-il parvenu à toucher une zone neuve, toujours à renouveler, de sa performance? Voilà un critère d’authenticité qu’il est difficile d’évaluer, et que lui seul, en définitive, sait. Mais la sincérité de ce théâtre total m’est apparu, par instants, relever de l’ailleurs, de plus loin que le performeur, comme si le théâtre ne contenait pas ce qui a pu se produire dans cette chambre rouge. Autre part, on nommerait ce phénomène le sacré

crédit photos : Isabelle Hayeur

 

/01
Victor Turner, «Are There Universals of Performance in Myth, Ritual, and Drama?», Anthropology of Experience, Tucson, University of Arizona, 1985, p. 291-301.

Articles connexes

Voir plus d’articles