Gabriel Marcoux-Chabot, auteur de La Scouine

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25.04.2018

Gabriel Marcoux-Chabot, La Scouine, Saguenay, La Peuplade, 136 pages.

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On se demande pourquoi. Au gré des cours de littérature québécoise, on nous a répété que le roman par vignettes d’Albert Laberge, La Scouine, résistait avec vigilance aux idylliques chants de la terre nourricière. Alors que de diverses manières on nous répète ces jours-ci que l’amour se trouve difficilement dans les prés, que la nourriture apparaît sous styrofoam, que tout ce que le naturalisme de Laberge révélait constitue le froment des émissions quotidiennes du petit écran, pourquoi le réécrire aujourd’hui ? En fait, La Scouine de Gabriel Marcoux-Chabot ne permet pas seulement d’actualiser une œuvre canonique, à la manière d’un remake avec effets spéciaux et comédiens dans le vent : il incarne les conditions de changement d’une œuvre dans le temps, même si nous savons fort bien toute l’eau qui a coulé sous les ponts depuis 1918. Cette incarnation se ressent à la lecture ; le palimpseste, jamais gommé complètement, laisse ressurgir une phrase, un paragraphe, une transition des mots de Laberge, pour nous rappeler, dans le grain même du texte, les époques à distance.

On pense évidemment d’abord au drôle de projet que Borges présentait dans la nouvelle « Pierre Ménard, auteur du Quichotte ». Pierre Ménard, racontait-on, avait écrit très exactement, mot à mot, le même Don Quichotte qu’avait déjà écrit, quelques siècles plus tôt, Miguel de Cervantès. Or, opposait-il, il ne pouvait s’agir du même texte puisque là où Cervantès écrivait dans l’espagnol littéraire commun de son temps, Ménard faisait une œuvre de haute voltige, réussissant à reproduire à l’identique l’esprit d’une Renaissance révolue, à s’imbriquer dans une économie énonciative qui lui était étrangère, etc. Ainsi en va-t-il de l’entreprise de Gabriel Marcoux-Chabot : on peut voir dans sa Scouine un déplacement dans l’identique, une minutie dans la reproduction. On reconnait un projet respectueux qui se garde d’écharpiller l’œuvre d’origine. Le lecteur ressent alors sa lecture comme seconde, il relit la même Scouine, mais les deux textes se phagocytent, s’imbriquent. Ces moments de lecture, déjà-vus épiphaniques, font moins ressembler la nouvelle Scouine à un remake qu’à une restauration.

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Mais le texte de Gabriel Marcoux-Chabot ne se contente pas de ce travail technique. Certes, comme certains l’ont déjà proposé, il y a là un effort de psychologisation. Alors qu’Albert Laberge présentait les faits sinistres comme mus par des atavismes indécrottables, par les déterministes de race, de lieu, de société, il est vrai que la nouvelle Scouine raconte davantage les conflits pulsionnels des individus. Charlot, ce fils qui peine à prendre son envol, en constitue l’exemple type : de malchanceux, il gagne chez Marcoux-Chabot le statut de torturé, tirant toute sa vie le fardeau d’une sexualité inavouable. Néanmoins, les déplacements qu’opère cette nouvelle version dépassent la simple explication psychologique. Dans sa Scouine, Marcoux-Chabot pense à de nouveaux frais le destin de l’héroïne éponyme; il la pense fondamentalement victime.

L’inversion

Trois scènes permettent de bien saisir le changement. Chez Laberge, les jumelles Caroline et Paulima semblent a priori identiques; pour preuve, le malheur se distribue équitablement entre elles. Caroline perd ses belles bottines neuves qui lui blessaient les pieds et réussit, au bout de nombreuses misères, à les retrouver enfoncées dans la vase d’un fossé. Paulima, quant à elle, n’hésite pas à voler la belle pomme rouge de sa camarade de classe, Eugénie. En contrepartie, elle est tardivement incontinente et sent la pisse, ce qui lui mérite le sobriquet de Scouine. Elle a, de même, un penchant pour la délation des divers mauvais coups qu’elle sait perpétrés, aussi va-t-on férocement la punir : les garçons l’enferment dans une remise et de leur miction l’imbibent.

Paulima subit plus durement le sort chez Marcoux-Chabot. Dès sa naissance, on est étonné de sa laideur; c’est au refrain du « a va s’erfaire » qu’on la regarde grandir, perdant peu à peu espoir. Attirant le mépris hautain de sa jumelle non-identique, Paulima subira tous les coups pendables : c’est elle qui souffre des pieds et qui dépose ses bottines sur le bord du chemin, près d’un fossé, et c’est Caroline qui, en secret, les enverra paître dans la boue, tout en bas. Loin d’intimider la pauvre Eugénie qui rêvait de savourer sa pomme au dîner, c’est Paulima qui se la verra subtiliser; la réplique du forfait, « danne moé z’en ane bouchée » changera singulièrement de bouche. Une dernière inversion achèvera d’asseoir le statut de victime de la pauvre Scouine : « Ainsi, pendant que Caroline s’épanouit au contact de ses camarades, qui l’appellent par son prénom, rient de ses farces et se conforment sans rechigner aux règles saugrenues de ses jeux inventés, Paulima, solitaire par défaut plutôt que par choix, apprend bien malgré elle à longer les murs, à éviter les regards et à se méfier des rires comme des cris de joie. » De là, elle ne trouvera qu’une oreille pour percer son exil intérieur, celle de l’institutrice à qui elle confiera tous les forfaits de ses camarades. Dans cet ordre, c’est bien malgré elle que Paulima deviendra la délatrice honnie et se méritera l’odieux châtiment. De même, la punition par la pisse que lui réservent les jeunes écoliers précédera et causera, par traumatisme, l’incontinence tardive de la jeune fille. Le jeu des inversions s’avère en fait terriblement efficace pour victimiser la Scouine, en faire davantage le résultat d’une société mue par le mépris du faible et du laid  que la bête créature d’un terroir vicié tel que la présentait Laberge.

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 Rendre victime

La même question revient alors, pourquoi, mais plus précise : pourquoi cette victimisation paraît si efficace pour actualiser le texte d’Albert Laberge ? Il y va sans doute des mutations de notre sentiment d’injustice. Peut-être paraissait-il injuste, en 1918, de montrer le monde dans sa laideur sauvage, ses us et coutumes malpropres, sa terre pingre. Aujourd’hui, c’est bien davantage le mouvement des meutes et le rejet du minoritaire qui sauront indigner. Cette saisie subtile de la mécanique de nos consciences fait de l’entreprise de Gabriel Marcoux-Chabot un bien grand coup de la littérature récente.

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