Une mémoire du présent. Entretien avec Matthew Wolkow

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Matthew Wolkow, Chants de l'Est, 2024, image tirée du film.

La chair vivante du monde est là, qui palpite, chante et grouille à notre insu. Seulement, elle demeure invisible à la plupart d’entre nous, dont les rétines abîmées ne s’émerveillent plus depuis longtemps. Il faudrait réapprendre à voir. Sortir de la perspective réductrice et égoïstique à laquelle nous astreint la rigidité de l’habitude, nous éloigner de nos petites histoires personnelles pour embrasser celle, combien plus riche et  plurielle, du monde, recadrer notre regard pour nous rendre attentif·ves au présent. Cette attitude soucieuse de l’état du monde, c’est exactement celle qu’adoptent Matthew Wolkow et Jean-Jacques Martinod dans Chant de l’Est, leur premier long métrage à quatre mains.

Le documentaire s’ouvre sur un retournement de situation : alors qu’il prévoyait de se rendre aux États-Unis pour filmer l’émergence de la couvée Brood X – éclosion rare et massive de cigales qui ne se produit que tous les dix-sept ans –, Wolkow est contraint de changer ses plans en raison des restrictions frontalières instaurées pendant la pandémie de COVID-19. Confronté à ces obstacles, il prend la difficile décision de confier le tournage à son ami cinéaste Jean-Jacques Martinod, qui se trouve justement dans l’État de Washington pour des raisons personnelles. Les deux cinéastes entament alors une collaboration étroite. Forts de la conjonction de leur créativité, ils inviteront d’autres voix, d’autres corps, d’autres chants à ajouter leurs pierres à l’édifice de leur film. Empruntant aux registres du film d’essai, du film expérimental et du road movie, cette fable entomologique résolument intermédiale raconte donc non seulement l’histoire d’un échec – celui du premier film avorté –, mais montre aussi le pouvoir de l’amitié, de l’écoute, de l’attention, du hasard, du chant et de la voix. 

On ne dira jamais assez que l’attention est politique : nos manières d’habiter le temps, de ne pas céder à la pulsion de la distraction, comptent. Rester aux aguets, c’est résister à l’épuisement programmé du désir, c’est faire une place aux autres, aux êtres avec qui nous partageons le monde. Afin d’aller à mon tour à la rencontre d’une voix et de la faire résonner, j’ai rencontré le cinéaste Matthew Wolkow un dimanche après-midi, au petit café de la BAnQ.

Frédérique Lamoureux : Pourrais-tu nous présenter la genèse de votre film et le processus dans lequel Jean-Jacques et toi vous êtes engagés, de la découverte du phénomène des cigales périodiques au tournage, en passant par le montage de Chants de l’Est ?

Matthew Wolkow : Jean-Jacques et moi avons tourné un premier film ensemble en 2015. Il est entomologiste et, depuis la pandémie, il est également artiste visuel. Il a étudié le cinéma comme moi, mais on n’était pas dans la même cohorte. On s’est rencontrés à travers des ami·es commun·es, mais je ne connaissais pas son parcours en entomologie. Quand je l’ai découvert, j’ai voulu faire un projet avec lui. Je lui ai dit : « Je vais te suivre », et ça a donné Dialogue du tigre (2017). Ce film nous a fait réfléchir autant à l’entomologie qu’à l’amitié. À ce moment-là, Jean-Jacques m’a parlé de l’éclosion des cigales périodiques, prévue pour 2021. On s’est dit qu’on irait aux États-Unis pour y assister, pour filmer et vivre le phénomène. Puis 2020 est arrivé… Les demandes de financement n’ont pas été concluantes, et j’ai pensé que c’était en raison de la pandémie.

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Matthew Wolkow, Chants de l'Est, 2024, image tirée du film.

F.L. : Et tu portais ce projet depuis un bon moment ?

M.W. : Depuis 2015. En 2021, ça faisait six ans. J’étais à bout. Je me disais : « On verra comment les choses évoluent avec la pandémie. » Mais peu à peu, j’ai senti que la pandémie allait s’inviter dans le film. Une synchronicité s’est imposée : le surgissement des cigales et le contexte de la COVID se répondaient. Une métaphore apparaissait. Je me suis dit : « Il ne faut pas lâcher ça. » J’en ai parlé à Jean-Jacques. En avril ou en mai, juste avant l’éclosion – ces cigales-là apparaissent en mai –, il m’a dit qu’il allait justement se rendre dans l’est des États-Unis, pour accompagner sa copine dont un proche venait de mourir. Puisqu’il allait passer un moment là-bas, il m’a proposé de faire quelques prises de vue, m’a suggéré de discuter des images glanées çà et là par la suite. Je lui ai répondu : « Je pense que ce sera plus simple si je te donne tout. » Ce n’était pas rien : je lui remettais le projet entre les mains. Il m’a dit qu’il devait de toute façon quitter son appartement à cause de la hausse de son loyer et qu’il comptait vivre de manière nomade. Il avait de la pellicule périmée – utilisable en la surexposant légèrement, mais avec des risques. Il avait de quoi tourner environ deux heures. 

F.L. : Donc il a trouvé une solution à son problème grâce à ton projet.

M.W. : Oui. Et moi, j’étais heureux que le film prenne cette forme. Ce n’était pas le plan, mais ça s’est imposé. On a intégré les imprévus, qui n’étaient d’ailleurs pas les premiers dans ce projet… On s’est souvent arraché les cheveux. Mais je me réjouis de ce que ces détours nous ont permis de découvrir. Et l’été dernier, j’ai tourné en Illinois, lors d’un événement exceptionnel : une double éclosion – deux couvées de treize et de dix-sept ans se superposaient. Ça n’était pas arrivé depuis deux cent vingt-et-un ans. J’ai enfin vu les cigales de près, juste avant la fin du montage.

F.L. : Parce qu’avant ça, tu n’avais vécu le phénomène que par procuration, grâce aux yeux et aux oreilles de Jean-Jacques et d’autres personnes ?

M.W. : Oui, avant l’été passé, tout le montage du film, et une partie du montage sonore, avait été fait sans avoir expérimenté la chose en personne, mais quand est venu le temps de mettre la touche finale au film avec la création sonore et le mix cet été, quand on est allés sur les lieux avec Alex, qui était mon preneur de son, qui était aussi concepteur sonore du film, ça nous a rapprochés de la vérité de vivre sur le terrain l’expérience concrète de l’éclosion des cigales et pas seulement à distance.

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Matthew Wolkow, Chants de l'Est, 2024, image tirée du film.

F.L. : Cet état d’absence-présence t’a amené à remettre en question ta place dans le film. Tu dis à un moment : « Where do I fit in? Am I able to speak? » Ce besoin de déléguer une part de la réalisation de ton film à Jean-Jacques a-t-il modifié ton rapport à l’auctorialité ? Tu es quand même souvent très présent dans tes films, notamment par l’entremise de la voix hors champ.

M.W. : Depuis Dialogue du tigre, j’utilise la narration. Et au moment de faire Chants de l’Est, j’ai continué à enregistrer nos discussions à Jean-Jacques et moi. Mais très vite, je me suis demandé : comment parler de ce que je ne vis pas directement ? Le film aborde des enjeux politiques (le mouvement Black Lives Matter, les impacts sociaux de la pandémie, etc.) – et moi, je n’avais pas mis les pieds aux États-Unis depuis des années. Mes impressions du climat politique américain étaient alors strictement inspirées par ce que véhiculaient les médias. Elles ne venaient pas de mon expérience. Je me suis donc interrogé sur ma parole, sur la pertinence du « je ». Mais comme le film a été fait dans un esprit de partage, j’ai décidé d’assumer ce questionnement dans la narration. Même si j’étais davantage au montage et Jean-Jacques au tournage, ce film reste une cocréation. Beaucoup de gens nous demandaient : « Comment avez-vous fait un film à deux têtes ? » Autrefois (et c’est encore le cas aujourd’hui), le cinéma pouvait être un art très hiérarchique, et ce qu’on a essayé de faire, c’est de toujours placer nos égos le plus loin possible pour nous demander : « Mais qu’est-ce que le film veut ? » L’auteur, je pense que c’est aussi le film, notre création à quatre mains. Finalement, ça a été de travailler à deux et de faire confiance à l’autre et de toujours se dire qu’on peut ne pas être tout de suite d’accord avec ce qu’il dit, mais qu’il faut néanmoins considérer ses idées comme des idées qui sont certainement éclairantes. 

F.L. : Ça permet de sortir du soliloque, d’embrasser une pensée habitée par l’autre.

M.W : Tout à fait. C’est ce que j’ai voulu faire aussi en intégrant la séquence où je remets ma présence et ma narration en question. Elle arrive à un moment bien précis. C’est après la discussion avec Justin (un ami de Jean-Jacques) qui parle justement des différentes manifestations de Black Lives Matter, et avant le rêve de Jean-Jacques, qu’il narre dans sa langue maternelle, l’espagnol. C’est une séquence où sa voix relaie la mienne. C’est là où ça fonctionnait le mieux. Et du côté auteur, ça m’a amené à me détacher de certains plis, de certaines habitudes que je prenais. Avant, j’aimais bien les choses droites, puis à ce moment-là, j’ai eu envie de laisser-aller. 

F.L. : C’est bien de sortir de cet état de maîtrise aussi. Ce changement de direction me fait penser à ce que Chantal Akerman disait de ses documentaires. Elle disait qu’elle allait sur place, qu’elle ne préparait pas grand-chose à l’avance et qu’elle se laissait un peu porter par le mouvement. Je me demande si tu as pensé à elle pendant le tournage.

M.W. : J’ai n’ai pas pensé à elle à ce moment-là, mais j’ai pensé à elle à d’autres moments. Mais c’est une chose à laquelle j’ai songé parce que ça a changé ma façon de créer, ma façon d’approcher les choses. Lorsqu’il y a un problème, je ne me dis plus que ça n’a pas marché comme je l’avais prévu, mais que ça va me permettre de trouver une super solution. La solution va amener une idée créatrice qui était insoupçonnée. C’est sûr que quand un problème arrive, on s’arrache toujours les cheveux, mais l’important, c’est d’apprendre à accepter l’altérité et à négocier avec les problèmes, d’accueillir le fait qu’on se retrouve à certains moments dans des états de très, très grande vulnérabilité.

F.L. : La création, c’est du tâtonnement, de toute manière.

M.W. : Exactement. Et c’est une des grandes leçons que je retiens de ce film. Je pense que cette ouverture-là – à ce qui déraille, à ce qui échappe – va être plus présente dans mes films à venir.

F.L. : L’expérience du visionnement m’a particulièrement bouleversée, puisque j’ai eu l’impression de vivre une expérience totale, qui m’extirpait d’un long sommeil. Ce moment m’a fait réfléchir à la part belle que tu accordes à la dimension sensorielle de tes films, au travail du son et de l’image. Peux-tu parler un peu de la liberté créative qu’offre la contrainte – notamment celle de tourner sur pellicule – et de ce que ça implique en matière de rapport entre son et image ?

M.W. : La pellicule a une texture propre. Elle porte ses marques, ses aspérités. C’est un support très idiosyncrasique, comme on dit en anglais. Quand on tourne avec des caméras artisanales comme la Bolex, il y a toujours une part d’imperfection, même si on cherche à tout contrôler. Mais parfois, ces accidents sont heureux. J’avais déjà utilisé cette caméra pendant mes études. C’est une machine qu’on utilise souvent seul : on tourne l’image d’un côté, le son de l’autre. Il faut forcer la synchronisation, ou alors jouer avec la discontinuité. Dès le tournage, cette dissociation du visuel et du sonore est appréhendée. Il faut choisir : est-ce que j’enregistre l’image, ou le son ? Et tout ça, ça nourrit une réflexion permanente, presque en montage mental. La pellicule oblige à ralentir. Pour moi, il ne s’agit pas d’une opposition entre le numérique et la pellicule. Chaque technique propose une manière différente de penser, de créer. J’ai envie d’essayer différents formats, de les mélanger. Je les mets sur un pied d’égalité, avec curiosité.

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Matthew Wolkow, Chants de l'Est, 2024, image tirée du film.

F.L. : Est-ce que tu dirais que ton film s’inscrit consciemment dans la tradition documentaire du road movie ? Je pense à Sud (1999) d’Akerman, à Les glaneurs et la glaneuse (2000) d’Agnès Varda, à Méditerranée (1963) de Jean-Daniel Pollet ou à Route One USA(1989) de Robert Kramer. Ces films ont-ils été déterminants pour toi ?

M.W. : Pour moi, Easy Rider (Dennis Hopper, 1969) a été la référence la plus directe pour ce projet. Ce qui m’a frappé en revoyant certains films du nouvel Hollywood, c’est le mélange d’optimisme et de pessimisme qui les porte. Easy Rider véhicule une énergie très forte, pleine de possibilités et pourtant, sa fin est profondément sombre. Ça me travaillait beaucoup. À la fin de Chants de l’Est, on a d’ailleurs inclus un clin d’œil formel à Easy Rider dans le montage. Il y a aussi 66 Scenes from America (1982) du cinéaste danois Jørgen Leth, dans lequel l’idée de portraits fixes, silencieux, le long d’une route, nous a vraiment marqués. Et puis Varda… Elle m’inspire de plusieurs manières. Je trouve que c’est peut-être la plus grande narratrice documentaire qu’on ait eue. Sa voix, sa capacité à dire beaucoup en peu de mots, sa simplicité, son humour, son attention aux détails… Varda n’est jamais bien loin de moi. 

F.L. : La musique joue aussi un rôle très important dans ton film. Elle semble en dialogue avec une époque, avec une certaine mémoire culturelle.

M.W. : Oui. Il y avait dans l’air de 2021 une énergie qui me rappelait celle des années 1970. Quelque chose remontait, comme un retour du refoulé. Pas seulement en cinéma, mais aussi en musique, dans les discussions. Un mélange d’inquiétude et d’élan. La bande sonore du film s’est nourrie de ça. Et David Rothenberg, le musicien avec qui j’ai collaboré, a su capter cet esprit-là avec une grande finesse.

F.L. : Une dernière chose. Il y a une séquence dans le film où j’ai cru voir un clin d’œil à la troisième saison de Twin Peaks de David Lynch. Je ne sais pas si c’était voulu, mais certains plans en noir et blanc et les images d’archives avec les cigales sortant de terre comme des êtres venus d’un autre monde m’y ont fait penser. 

M.W. : Ah ! Je n’ai pas vu cette série. Je sais ce que c’est, mais je ne l’ai pas regardée. Peut-être que Jean-Jacques y a pensé, lui. C’est possible. Il connaît bien l’univers de Lynch. 

F.L. : Dans tous les cas, un rapport un peu inquiétant aux images s’installe à ce moment-là : celles du Capitole, filmées en vision nocturne, puis celles, pixelisées, de la caméra thermique, notamment, m’ont beaucoup marquée. Ces images introduisent une bascule plus politique dans le film, bascule qui commence un peu plus tôt, avec la rencontre à Silver Spring, dans le Maryland, d’un homme (Lee Tune) qui établit un parallèle entre l’émergence des cigales et certaines formes de déni collectif.

M.W. : Effectivement, Lee a établi très lucidement des liens entre la présence souterraine des cigales – leur résurgence après des années d’invisibilité – et ce qu’il appelait le refus de voir, le refus d’entendre certaines voix : celles des communautés LGBTQ, celles des personnes racisées. Il y voyait une métaphore du traitement social de l’altérité. Sa maison se trouve dans un quartier résidentiel de Silver Spring. Et c’est dans ce même quartier que Jean-Jacques a remarqué une seule maison arborant un panneau Black Lives Matter. Il y a eu comme une coïncidence visuelle forte entre ce geste isolé, cette parole affichée, et ce que Lee venait de dire. On a alors suivi cette piste – on est allés vers Justin, un jeune qui avait participé aux manifestations à Washington, et qui nous a raconté son expérience : les marches, les slogans, et ce moment fort où, en passant devant une terrasse après une manifestation, il a vu des gens attablés, mangeant leur steak, comme si rien de ce qui venait de se passer n’existait. C’était brutal. Et révélateur.

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Matthew Wolkow, Chants de l'Est, 2024, image tirée du film.

F.L. : Une forme de décalage entre ceux qui vivent une lutte et ceux qui continuent à consommer dans l’indifférence. 

M.W. : Oui, et on n’a pas provoqué ces discours. On allait vers les gens, on ouvrait un espace de parole, et très vite, ils nous emmenaient là. C’est ça que je trouve précieux dans cette façon de faire : on ne dirige pas l’entretien, on suit. Et ce qu’on a constaté, c’est que les gens avaient besoin de parler. Après des mois d’isolement, de silence, de confinement, il y avait comme un trop-plein. La parole sortait avec force. Et souvent, les gens formulaient eux-mêmes les métaphores. Ils voyaient les cigales comme une image d’eux-mêmes, de ce qui avait été tu, confiné, réduit au silence. Le film a été nourri par cette intelligence-là, celle des gens qu’on a rencontrés. 

F.L. : Il me semble que ton film, un peu à l’image de ce que dit Deleuze, nous redonne foi dans le monde, au sens où tu partages ce qui de la beauté du monde demeure malgré tous les cataclysmes, et ce, sans faire l’économie de la catastrophe non plus. Je me demandais si tu te sens investi de ce devoir en tant que cinéaste ?

M.W. : Oui, j’aime bien ce que tu dis. Et ça me ramène à Varda qui préserve toujours cette pointe d’espoir dans ses films, comme dans Les glaneurs et la glaneuse, et à Bruno Latour qu’on cite dans l’ouverture du film. Dans Après le confinement, une métamorphose (2021), son avant-dernier livre paru en 2021, il appelait à « redevenir insecte », non pas au sens littéral, mais comme une métaphore politique et écologique : retrouver l’unisson, le rapport au commun, à la pluralité. Il décrivait un insecte, ses antennes, ses pattes… mais en réalité, c’était une image de l’humain. Dans notre film, cette idée de revenir à la nature, de recréer des liens, d’écouter, c’est aussi ça, l’espoir. 

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