Des vagues sur la plage. Une île qu’on découvre dans le noir. La mer opaque, sur laquelle flottent des milliers d’étoiles. Le tout enveloppé d’une riche ambiance sonore : le vent, l’herbe, les hennissements de chevaux, les remous, les cliquetis des coquillages, les insectes.
On est tout ouïe. On se sent là.
« Initially, I just wanted to be there […], it’s so compelling being in a place where you’re learning things directly rather than reading about it in a book. »
Suit un plan aérien de l’île de Sable, parcelle de terre isolée au large de la Nouvelle-Écosse. On voit le lieu de jour, de loin, paisiblement ensoleillé. Une ligne de dunes jaunes perce l’océan bleu-nouveau-né. L’horizon flotte, la magie opère. On est disposé à tomber amoureux, et ce, sans avoir encore rencontré le personnage sur lequel repose le film.
La caméra capte le reflet de Zoé Lucas dans une eau mouvementée. La silhouette de la scientifique qui a consacré sa vie à l’étude de cette île est difficile à distinguer tant elle se fond au paysage. Dès ce premier plan, on comprend que Lucas et son environnement ne font qu’un.
Son visage apparaît, emmitouflé dans un cache-cou ne dévoilant qu’un regard pensif sur la nature qui l’entoure. Elle ne parle pas. Ses yeux le font pour elle : le vrai sujet du film, suggèrent-ils, ce n’est pas moi, mais ce sur quoi je pose mon regard.
« So I’m not going to give you a straightforward talk about the natural history of Sable Island. This is more about experiencing Sable. »
Cette citation de Zoé Lucas, extraite d’une conférence utilisée comme narration dans le film, résume brillamment la volonté de la cinéaste Jacquelyn Mills de proposer une expérience immersive à travers laquelle sa propre démarche et celle de la scientifique se rencontrent et évoluent côte à côte.
Deuxième long-métrage de la réalisatrice, encensé par le milieu du documentaire ici comme ailleurs, Geographies of Solitude s’inscrit dans la continuité de son film précédent, In the Waves (2017), qui brosse le portrait d’une autre femme, sa grand-mère, une femme âgée, forte et touchante. In the Waves commence d’ailleurs lui aussi sur un plan des vagues de la Nouvelle-Écosse, province d’origine de Mills. De ses productions se dégage une volonté de faire ressentir avant de faire connaître, un élan sensoriel vers la nature comme mode d’accès à l’autre.
Pour une éthique du regard
À l’aide de sa pellicule, de ses microphones de contact et de son œil poétique, Jacquelyn Mills nous présente un film expérientiel qui met en lumière un aspect intime et ritualisé de la démarche scientifique. La dévotion complète de Lucas à la préservation de l’île, la méticulosité de son travail, jour après jour, le soin qu’elle met dans la cueillette d’informations, dans le dénombrement des spécimens et l’enregistrement des données – bref, dans tout ce qu’elle entreprend – révèlent une certaine éthique du care, qui se traduit également dans la réalisation de Mills. Appuyé par des choix esthétiques conséquents, le regard que la cinéaste pose sur la naturaliste met en valeur l’interdépendance et la vulnérabilité des différents éléments de l’environnement qu’elle côtoie de manière intime.
Avec un nombre restreint de bobines 16 mm, un matériel limité comme une ressource non renouvelable, la réalisatrice doit, elle aussi, être méticuleuse dans son travail. Elle filme dix minutes par jour, seulement ce qui est primordial. Une prise de risque, une discipline, une manière autre de faire du cinéma.
Même si ce terme est galvaudé, j’ose dire que Geographies of Solitude est profondément « écologiste ». Sans équipe de tournage, Mills opte pour une approche minimaliste du cinéma, réutilisant de manière novatrice des éléments de l’environnement (les algues, le sable, les microplastiques, etc.), les transformant en matériaux de création. Elle enfouit sa pellicule 35 mm sous terre, sous l’eau, dans les herbes et les buissons. Le ruban de plastique est traité comme une matière organique, fragile, sacrée puis désacralisée. Il se salit, s’exfolie, se plie au milieu qu’on lui impose et en garde la marque. La pellicule-film est vivante, sa détérioration la transforme. C’est la lumière qui dessine l’image, qui salit le film pour lui donner naissance.
« Horse Hair, Bones and Sand. Exposed in Starlight. Developed in seaweed. »
Il s’agit d’une technique de création d’images sans caméra que Mills utilise à quelques reprises. Elle explique à la scientifique comment elle procède et Lucas expérimente à son tour avec la pellicule. Ensemble, elles exposent le film sous la lumière des étoiles. Lorsque les résultats se dévoilent à l’écran, on ne sait plus trop si cette expérience relève de la science ou du cinéma. Encore une fois, les frontières sont poreuses.
« Music made by Sable Island Calosoma Beetle. »
Vers le milieu du film, on entend la conversion en sons de mouvements de coléoptères et d’escargots. Cette manière inusitée de créer de la musique, au moyen de micros de contact et d’électrodes disposés dans différents habitats, est non seulement ingénieuse, mais elle change notre conception du vivant et de l’infiniment petit. En effet, plutôt que de considérer la valeur des insectes en fonction de leur rôle dans la chaîne de la vie et de l’équilibre des écosystèmes, Mills leur attribue une valeur poétique en soi. Les insectes deviennent les créateurs actifs d’une œuvre dont la forme esthétique actuelle ne peut exister sans eux.
L’écosystème vivant n’est plus une simple toile de fond. Il occupe le premier plan. Ce dispositif nous permet d’aller vers un cinéma consciencieux et en adéquation avec le sujet qu’il porte. Tout comme Lucas dans son rapport à l’île, Mills répond de la même éthique du care et propose un cinéma dans lequel la caméra incarne la connexion entre l’île, celle qui l’habite et le spectateur·rice.

La sorcière, la mort et le reste du monde
À une certaine époque, en tant que femme vivant seule sur une île isolée de la société, étudiant des bestioles, des animaux et des artéfacts, Zoé Lucas aurait pu être considérée comme une hérétique. Elle a d’ailleurs quelque chose de la figure de la sorcière. Elle fait tremper tous les déchets de plastique qu’elle trouve sur l’île dans un gros bac. Penchée au-dessus de cette concoction, cachée sous un bob défraîchi, ses cheveux gris au vent, une brosse à la main, elle lave soigneusement chaque petit bouchon et autres débris de plastique. De retour chez elle, elle défait doucement les nœuds d’une corde, coupant à l’aide de ciseaux des élastiques qui s’y sont entremêlés.
« This is actually not an unpleasant chore, kind of like knitting. Kind of rewarding. »
S’il n’y a pas de hiérarchie entre les êtres vivants de l’île, il semble également ne pas y en avoir entre le vivant et le non-vivant. Le fumier des chevaux, les milliers de tonnes de crottin accumulées dans le sac de la scientifique au fil des décennies passées sur l’île, les crânes et les ossements soigneusement ramassés, comptabilisés, nettoyés et entreposés. La thématique de la mort qui traverse le film est représentée par Mills avec le même soin et le même amour que celui de la scientifique pour son environnement. Des micros accrochés sur la vieille bâtisse en bois nous donnent accès aux sons de cette matière qui se désagrège, mais qui est réinvestie par la vie alors que des oiseaux viennent y faire leur nid.
« This building is a ghost. There’s all kind of stories buried in there. »
Le bâtiment qui s’enfonce dans le sable est un ancien quartier général des premières équipes de recherche à avoir habité l’île. À l’époque, la jeune Zoé Lucas y était cuisinière. C’était bien avant qu’elle décide d’y revenir, et de s’y installer de façon permanente, sans savoir qu’elle y passerait le reste de sa vie. On a la chance de voir la jeune scientifique dans les images d’archives d’un documentaire de Jacques Cousteau datant des années 1980. Une fois de plus, la vie de Lucas et son habitat sont intimement liés : elle fait partie de l’histoire de Sable jusque dans les archives filmiques de l’île.
« I decided to come back to spend more time on Sable. The fact that it lasted so long wasn’t a choice. I mean I didn’t think it through. It just, you know, happened. »
Il y a aussi ces immenses câbles de télécommunications qui se sont échoués dans le sable tel le squelette d’un animal préhistorique, nous rappelant que la civilisation n’est jamais bien loin. Un jour, des dunes se formeront autour des câbles, explique Lucas. Un jour, ils reviendront à la terre.
Les poubelles du monde entier se répandent sur les plages vierges de Sable Island. Des ballons autrefois gonflés d’hélium, aux slogans politiques datés, aux couleurs pastel délavées. Les bouts de ficelles qu’on y attachait. Tout est méticuleusement ramassé, trié et lavé par Lucas. Tout est noté dans un fichier Excel de dix mille entrées.
Dix mille entrées.
« The number of balloons we find on the islands has declined. Probably not so much because there’s been a real understanding of how bad these things are, but because the cost of helium is increasing dramatically and is becoming scarce. »
Tout le travail de cette femme, son dévouement qui s’étale sur plusieurs décennies, pour une humanité insouciante de l’impact de sa surconsommation. On finit par sentir l’amertume de la scientifique envers une société qui court à sa perte. Le mot « solitude » prend alors un autre sens. Au long du documentaire, Lucas est entourée de vie sur l’île. Elle n’est pas seule, mais sa solitude devient visible dans le combat qu’elle mène à contrecourant d’une société consumériste
trop peu connectée à ce qui n'a pas de valeur marchande.
« My life is Sable Island. That’s all I have […] I lost track of everything else. »
Dans sa dévotion à la recherche, Lucas semble s’être oubliée en cours de route. À quelques brefs moments, on sent qu’il y a un revers à la médaille de cette vie de scientifique-moine. Bien que le dispositif de Mills présente une vision idéalisée de la recherche scientifique, certains fils dépassent. En poursuivant ses recherches en vase clos, Lucas n’est peut-être pas aussi épanouie qu’on voudrait le croire. Sans pour autant ressentir de regret, on comprend que ce choix de vie n’est pas sans conséquence sur le plan humain et personnel.
La complexité, à la fois belle et paradoxale, de cette œuvre filmique réside dans le fait que Mills sort Lucas de son isolement en menant ce projet cinématographique avec elle, tout en immortalisant en même temps sa solitude. Vers la fin du film, Jacquelyn Mills annonce à la scientifique qu’elle doit enregistrer du son. Lucas lui répond qu’elle n’a pas vraiment besoin d’être présente pour cette étape. Ce à quoi Jacquelyn rétorque : « No, but it would be nice to spend time together. »
Le dernier plan nous plonge dans l’obscurité à nouveau. On retrouve les mêmes images de chevaux qu’à l’ouverture. Ces êtres majestueux sans qui Lucas n’aurait jamais mis les pieds sur l’île. C’est par fascination pour ces bêtes sauvages qu’elle a visité Sable la première fois et par un enchaînement de petites décisions qu’elle y a pris racine.
Le ciel étoilé nous regarde.
La boucle est bouclée.
Loin de la caméra,
le cycle se poursuit.