Soir d’événement les Salons chez AXENÉO7, à Gatineau, pour célébrer le quarantième anniversaire du centre d’artiste. On a disposé de grandes tables en bois dans une salle d’exposition, tamisé les lumières, installé des chaises mais aussi de longs bancs en bois brut pour les convives. Nous sommes invité·es à écouter une performance de poésie autour d’un plat de nouilles ramen. Il y a une quarantaine de personnes, l’ambiance est feutrée, on attend que tout le monde ait fini de manger avant de commencer les lectures. Puis, le silence s’installe. Aucun bruit, absence de mouvements, calme respectueux. Je suis assise loin de l’entrée, je calcule : il me faudrait traverser toute la pièce pour quitter et en plus mon chien à mes pieds ; elle me suivra et nous ferons un petit spectacle de notre sortie. Si je pense à partir, ce n’est pas que je m’ennuie, au contraire, je voudrais bien rester. Mais j’ai commencé à sentir que l’humidité lourde et chaude sur laquelle je suis assise et avec laquelle j’apprends à vivre, de manière cyclique, depuis quelques mois, devient tranquillement envahissante : je suis menstruée et le sang coule dangereusement. Depuis environ six mois, je saigne de manière incontrôlée pendant plusieurs jours. Le mois dernier, j’ai été menstruée douze jours et j’ai eu des crampes très douloureuses pendant six jours. J’appréhende désormais mes prochaines menstruations, je calcule les jours pour savoir ce que je pourrai faire, ou pas, et à quel moment ; j’annule mes engagements, je reste couchée. Cette sensation que ma serviette déborde et qu’il me faut agir m’est devenue familière – moi qui n’avais pas porté de serviettes hygiéniques jetables depuis mes dix-sept ans, depuis que, en 1996, ma sœur m’avait offert la première version de ce qu’on appelle maintenant les diva cups, en caoutchouc celle-là. Maintenant, quand j’entends, à raison bien sûr, que les « produits menstruels » sont mauvais pour l’environnement, je hausse les épaules : il n’y a rien de plus rassurant qu’une serviette de nuit extra-absorbante pour saignements abondants (qu’il faudra changer plusieurs fois pendant la nuit). Avec une amie, elle aussi en périménopause, on se parle en riant de notre nouveau pêché mignon : une bonne Always.
Ce soir-là, à AXENÉ07, j’ai choisi sans réfléchir, par politesse, de laisser les chaises pour les autres et j’ai pris place sur le long banc en bois. Au moment même où je réalise que je dois de toute urgence aller changer ma serviette, je sais qu’il est déjà trop tard. Je profite d’un applaudissement pour quitter la pièce, mal à l’aise. Je me retourne furtivement pour regarder le banc : j’ai laissé une grande tache rouge, une flaque plutôt, sur le bois brut. Je pose une serviette de table dessus et je sors. Mon chien me suit, contente. Heureusement, je porte une longue jupe en velours côtelé bleu marine, qui camoufle parfaitement la couleur du sang. Sur ma jupe, une grande étendue de sang, d’environ vingt centimètres de diamètre, rend le tissu rigide, et les combines de laine que je porte en dessous sont imbibées aussi. Malgré ma serviette hygiénique de nuit extra-absorbante toute neuve, mes combines et ma jupe, le sang marque le banc en bois naturel, le pénètre et le teint. Je dois me dénoncer. À la fin de la lecture, je vais voir L et lui montre la tache sur le banc. Elle me dit que ça ne fait rien, qu’ils ont un bon produit de nettoyage et de ne pas m’inquiéter, de ne pas m’en occuper
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Encore plus accueillante et accommodante, elle me dira, quelques mois plus tard, que la tache s’est fondue dans le grain du bois, que c’est presque beau. Et que, depuis, ils laissent des produits menstruels en libre-service dans leurs salles de bain.
. D’accord. Pourtant j’y pense encore à l’occasion – quelques mois plus tard – en me disant que j’aurais dû être celle qui, au moins, essaie de nettoyer, même si on sait bien que ça ne partira pas. Je dis seulement, sur le coup : « Je crois qu’il va falloir sabler. » Je raconte à un peu tout le monde, ce soir-là, pour me sortir la honte du corps, que j’ai taché de sang menstruel le banc de bois clair et je me dis que ça n’aurait pas pu m’arriver à un meilleur endroit quand quelqu’une répond : « Bien joué ! »
Quelques jours après cette soirée, j’ai un rendez-vous chez le médecin, qui fait un examen gynécologique en règle avec PAP test, me remet des requêtes pour une prise de sang, une échographie pelvienne et un suivi en gynécologie. Il me faut quelques minutes pour réaliser que le jeune résident en médecine, qui m’évalue d’abord en clinique, me repose les mêmes questions quatre ou cinq fois, et me répète ce que je lui réponds sans me regarder, le coude sur la table devant lui, la main sur le front, visiblement mal à l’aise. Une vingtaine de jours plus tard – c’est le temps des fêtes –, j’ai un diagnostic d’anémie ferriprive sévère et une prescription pour un supplément de fer. On a également trouvé un fibrome sous-muqueux de type FIGO 1 de 2,5 cm par 1,7 cm dans mon utérus ; le radiologiste m’apprend que c’est un « gros fibrome », à cause de sa position.
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Le premier gynécologue que j’ai vu, un homme blanc d’une soixantaine d’années, voulant sans doute me rassurer, m’informe préventivement qu’il n’y a aucune chance que le fibrome se transforme en cancer, ajoutant, sûr de lui : « Vous avez beaucoup plus de chances de mourir d’un cancer du sein. » En se tapant le torse (fort), il précise : « Une chance sur cinq. » Et en se tapant le ventre : « Une chance sur cent. »
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Les statistiques varient, mais on estime qu’environ 70 % des femmes auront des fibromes utérins, surtout après quarante ans ; ce chiffre monte à 90 % pour les femmes noires. Les fibromes sont des croissances cellulaires qui s’attachent à l’intérieur ou à l’extérieur de la paroi de l’utérus. La plupart ne nécessitent aucune intervention, dépendamment de leur position ou de leur grosseur ; s’ils ne provoquent pas de symptômes, ils ne sont pas pris en charge par le corps médical. Comme de mon côté j’arrive à l’examen avec des symptômes invalidants, et que le fibrome est placé d’une manière qui le rend facilement opérable, on a mis mon nom sur la liste d’attente pour une chirurgie (myomectomie par hystéroscopie) afin de le retirer. Je demande à la gynécologue qui va m’opérer ce qu’elle pense de ce type d’intervention. Elle répond : « Il n’y a pas de petite chirurgie. Il y a des risques de perforation qui peuvent atteindre les autres organes. Il faut être certaine que votre qualité de vie est affectée et que c’est vraiment la solution. » Tout en fixant son écran d’ordinateur, elle demande si je souhaite qu’elle brûle mon endomètre pendant l’opération, afin que je ne sois plus jamais menstruée. « Euh, non. » Elle me prescrit un médicament qui doit arrêter les saignements, « si ça dégénère d’ici à l’opération », tout en m’avertissant du risque de thrombose si je le prends. Elle m’informe également qu’on peut me donner un bloqueur d’hormones, ou une médication qui induit la ménopause. Je décline l’offre.
Pendant que j’écris, le téléphone sonne, une infirmière fait un bilan de santé téléphonique et m’apprend que je pourrai être opérée en clinique privée, payée par la RAMQ, « ce qui est une bonne chose pour vous ». J’insiste pour rester sur la liste d’attente de l’hôpital. Je suis relaxe.
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Déterminée à être proactive dans le traitement de ce fibrome, je commence un suivi en acupuncture. Je prends des plantes médicinales. Je diminue les produits laitiers et je fais plus de sport, troque le café pour le thé vert. On recommande de bouger le bassin : j’essaie le hula-hoop.
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Dans une fête d’enfant, O et moi sommes présentées comme « pouvant se parler de problèmes de fibromes ». La conversation nous y mène donc nécessairement, et O m’explique que, pour elle, tout a commencé par des migraines. Comme elles étaient cycliques, on lui a proposé de prendre un bloqueur d’hormones pour régler son problème, celui que ma gynécologue m’a proposé. Quand elle a arrêté le médicament, à cause d’effets secondaires trop importants, ses estrogènes sont revenus en rafales (ce qu’elle a nommé un ressac d’hormones), causant une croissance démesurée de fibromes déjà présents. En 2015, elle a dû se faire opérer pour en enlever six, dont un de la taille d’un gros pamplemousse. Lors de son opération, on n’a pas remarqué la présence pourtant invasive d’endométriose (révélée lorsqu’elle a insisté pour passer un test d’imagerie par résonnance magnétique, épuisée par les douleurs). Deux ans plus tard, on a dû la réopérer pour enlever une partie de ses intestins, de sa vessie et de ses ovaires, complètement envahis par l’endométriose qui continuait de croître. On lui a aussi fait une hystérectomie (ablation de l’utérus). Cette dernière opération a causé des adhérences aux intestins, entraînant une subocclusion pour laquelle elle a dû se faire réopérer en 2019 ; on en a profité pour lui enlever l’appendice, lui aussi touché. Depuis cette dernière opération, elle souffre de maux de dos récurrents à propos desquels les médecins ne font qu’émettre des hypothèses. Elle est maintenant suivie pour des douleurs chroniques et résiduelles qui persistent par-delà les opérations, les médicaments (elle m’en récite la liste, longue et compliquée, je n’arrive pas à les retenir) et les traitements alternatifs. Acupunctrices, plantes, physiothérapeutes, ostéopathes : elle a dépensé beaucoup de temps et d’argent à essayer de rééquilibrer son corps. Elle arrête son récit tout à coup, et me dit : « Tu vois, là, je suis en bouffée de chaleur à cause de la ménopause chimique qu’on est en train d’essayer de m’induire avec un autre médicament. » Elle m’explique que lors de ses épisodes d’anémie, dus à des saignements menstruels trop abondants, elle pouvait s’évanouir n’importe où.
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Début mars, on profite du temps doux pour se retrouver de bonne heure, dans le soleil qui réchauffe l’air encore cru. À peine arrivée, M prend des nouvelles de mon fibrome, qui a été la cause indirecte du report du souper que nous avions prévu. Quand je lui explique que je suis sur la liste d’attente pour le faire enlever, elle m’apprend que son « ex » vient de subir la même opération. « Elle saignait en continu. » Puis, joyeuse : « C’est peut-être ça que j’ai, moi aussi. Je suis menstruée environ trois semaines par mois ! » Avant d’ajouter : « Mais j’ai aussi de l’endométriose stade 4. » « Tu es suivie pour ça ? », que je demande. « Pas vraiment. »
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Je lis dans Womb, de Leah Hazard, que non seulement on entend très peu parler de l’endométriose, mais que les études scientifiques se penchant sur ses causes, ses types et ses traitements n’en sont qu’à leurs balbutiements. Il s’agit d’un trouble se caractérisant par la prolifération de cellules du tissu de l’endomètre à l’extérieur de l’utérus. Elles peuvent donc se propager aux autres organes et causer des lésions, en plus de sécréter des hormones et de provoquer des saignements intra-abdominaux. On estime à un sur dix le nombre de femmes et de personnes avec un utérus qui vivent avec de l’endométriose. Ce nombre semble largement sous-estimé compte tenu de la difficulté à obtenir un diagnostic.
À cet égard Hazard écrit :
[…] even the « model » endo patient – one who is educated and informed about her condition, and keen to advocate for herself – continues to navigate a medical system that can be confusing at best, and dangerously undermining at worst. The road to diagnosis and even moderately effective treatment can be fraught with obstacles, and the emotional toll of the disease (and the ensuing battle for validation) can be scary, exhausting, and downright overwhelming /02 /02
Leah Hazard, Womb. The Inside Story of Where We All Began, New York, Harper Collins, 2023, p. 183-184. .
Selon une estimation, les femmes qui vivent avec de l’endométriose mettraient entre sept et dix ans à recevoir un diagnostic
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Ibid, p. 181.
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En décidant de parler ouvertement et sciemment des troubles liés à mon fibrome, je recueille tout à coup les témoignages. Je remarque néanmoins beaucoup de malaises lors de ces conversations – souvent les gens se taisent, attendent que le sujet s’épuise ou posent des questions vagues avec le regard un peu voilé. Or, à chaque fois qu’une ou des femmes et personnes avec un utérus sont présentes, certaines d’entre elles s’animent, arrivent à rompre le malaise et semblent soulagées de pouvoir parler de leurs expériences et de celles de leurs amies. Il me faut quand même toujours fournir un effort pour passer outre cette entente sociale tacite – et bien démontrée par la littérature féministe – qu’on ne doit pas parler de menstruations ou de troubles gynécologiques. Mais, manifestement, on a envie d’en parler.
Je mène ainsi une sorte d’enquête plus ou moins volontaire dans les lieux où je me trouve, glanant des anecdotes en détournant la question « comment ça va ? » ou « qu’est-ce que tu fais ces temps-ci ? » pour parler de mon fibrome et attendre les confidences, qui viennent la plupart du temps. J’écris, au fur et à mesure, des petits comptes rendus sous forme de notes dans un fichier.
Au fil de ces conversations, on énonce régulièrement, et avec enthousiasme, des versions personnelles de ce que Gloria Steinem a écrit dans If Men Could Menstruate, publié initialement en 1978 :
So what would happen if suddenly, magically, men could menstruate and women could not? Clearly, menstruation would become an enviable, boast-worthy, masculine event :
Men would brag about how long and how much.
Young boys would talk about it as the envied beginning of manhood. […]
To prevent monthly work loss among the powerful, Congress would fund a National Institute of Dysmenorrhea. Doctors would research little about heart attacks, from which men were hormonally protected, but everything about cramps.
Sanitary supplies would be federally funded and free. Of course, some men would still pay for the prestige of such commercial brands as Paul Newman Tampons, Muhammad Ali’s Rope-a-Dope Pads, John Wayne Maxi Pads, and Joe Namath Jock Shields—“For Those Light Bachelor Days.” /04 /04
Gloria Steinem, « If Men Could Menstruate », dans Bobel et al., The Palgrave Handbook of Critical Menstruation Studies, Singapore, Palgrave McMillan, 2020, accès libre.
La phrase que j’entends le plus souvent ressemble à celle-ci : « Si c’étaient les hommes qui étaient menstrués, il y aurait tellement de recherche médicale sur les problèmes menstruels, sur les fibromes, sur l’endométriose ! On parlerait tout le temps de ça ! »
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On dit que les fibromes sont le « résultat d’un ensemble de facteurs génétiques, hormonaux et environnementaux ». Une trop grande présence d’estrogènes dans le sang fait croître les fibromes – et l’excès d’estrogènes peut avoir différentes causes. Les changements hormonaux de la périménopause, la prise (ou l’arrêt) d’un contraceptif oral, le stress et, bien sûr, les perturbateurs endocriniens. La quantité de facteurs pouvant interférer avec notre santé hormonale est accablante. Les hormones du corps interagissent et influencent toutes les réactions métaboliques. On n’en sait pas beaucoup sur les fibromes – la recherche se fait effectivement rare pour les problèmes de santé des femmes et des personnes avec un utérus. On trouve en revanche une foule de ressources sur les aliments à ingérer ou à éviter, les habitudes de vie à adopter, les suppléments à prendre. Beaucoup de responsabilisation individuelle, alors que nous baignons dans les perturbateurs endocriniens, et que les facteurs de stress sont systémiques.
Ce qu’on appelle les « perturbateurs endocriniens » sont des substances qui modifient le fonctionnement normal des hormones dans le corps, principalement en bloquant leur action ou en l’imitant. Parmi ceux-ci, on compte des détergents, des médicaments, des cosmétiques, du plastique, des pesticides, des rejets industriels, peintures, métaux lourds (l’arsenic, par exemple, ou le plomb), et bien d’autres substances courantes, qui se retrouvent dans l’eau potable, l’air qu’on respire, les aliments qu’on ingère, ou qui entrent en contact direct avec la peau.
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Pendant la première partie de mon cycle, je prends du vitex, de l’achillée millefeuille, de l’alchémille, de l’actée à grappe noire, du pimbina et de la bourse à pasteur. J’enlève la bourse à pasteur pour la deuxième moitié du cycle. Je bois en continu des infusions d’ortie, d’avoine, d’achillée millefeuille et de framboisier. Surtout pour le fer et les minéraux, à cause du sang que je perds, mais aussi comme tonique utérin. Pour l’anémie, j’avale des comprimés de fer : après un mois de prise en continu d’un supplément de 150 mg de fer élémentaire recommandé par la pharmacienne (30 $ pour trente comprimés, un par jour), j’ai des maux de ventre et j’espace la prise, que je réduis maintenant à une ou deux fois par semaine. Les autres jours, j’ingère à chaque repas un mélange liquide de fer élémentaire (30 $ pour 250 ml, 30 ml par jour) et un supplément de fer provenant d’hémoglobine bovine (30 $ pour trente comprimés, trois par jour) qui sont apparemment mieux tolérés et mieux assimilés, ce qui me donne 63 mg de fer par jour. Je pense à toujours manger des aliments riches en fer, à chaque repas (lentilles, légumineuses, légumes verts, viande rouge, abats, etc.) avec de la vitamine C (40 $ pour soixante comprimés, un par jour), vitamines B9, B12 et B6 (40 $ pour soixante comprimés, un par jour) et des probiotiques (40 $ pour trente comprimés, un par jour) qui doivent aider soit l’assimilation du fer soit la production de globules rouges. Je prends aussi à chaque repas un « sirop de fer et d’antioxydants » que j’ai préparé, avec de la patience crépue, de l’ortie, de l’algue kombu, de l’astragale, des griottes, du cassis, de l’aubépine et de la mélasse. Je vois deux acupunctrices, dont une est spécialisée en santé gynécologique (90 $ par semaine). Ça me coûte cher, je ne sais pas combien de temps je peux tenir à ce rythme. Mes taux sanguins de fer demeurent trop bas, le pharmacien qui me donne mes résultats dit : « Ça veut dire que si tu ne faisais pas tout ça, ton hémoglobine serait en chute libre. » « Alors on est censées faire quoi quand on n’a pas une cenne à mettre là-dessus ? »
J’aurai été menstruée vingt-six jours ce mois-ci. Mon cycle reste le même, vingt-neuf jours bien comptés. Je recommence donc à être menstruée le trentième jour : il y a eu trois jours où je n’ai pas saigné. La fatigue que je ressens est lourde, et bizarrement située dans le plexus. On commence à me dire que je suis « pâlotte », je pense que le cœur va m’arrêter de fatigue pendant que je corde du bois.
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Le mois suivant, le sang s’arrête au treizième jour du cycle, et je n’ai presque pas eu de douleurs, sans doute grâce à l’acupuncture et aux plantes. Ragaillardie par ces quelques jours sans saignements – c’est si rare que j’en ai presque oublié mon fibrome –, je prends un café avec C : on parle de nos projets respectifs, qui subitement se croisent, et nous voilà discutant et réfléchissant aux manières de faire résonner nos pratiques. Tout à coup, je dois avoir l’air absente, je me lève et dis : « Je vais aux toilettes. » Je dois vérifier si les coulées que je viens de sentir sont du sang menstruel – toute à mon enthousiasme, en fait, j’ai bon espoir que non. Mais le sang forme un (gros) papillon au fond de mon jeans. C’est reparti. À partir de là, j’ai la tête à des choses bien pratiques : comment vais-je m’organiser pour nettoyer mes vêtements, faire ma journée, quelles plantes je dois prendre. Mon après-midi est consacré aux tâches domestiques et mentales entourant le fibrome : aller acheter du détachant, des serviettes hygiéniques, nettoyer mon pantalon, penser à ce que je vais faire pour protéger le lit où je dormirai cette nuit-là des inévitables fuites de sang qui colorent les draps, de ce que je vais manger. Je dois penser au fer, encore, sinon je serai vite étourdie. Je reviens alourdie de mes achats, j’annule mes activités.
Le fibrome, mais surtout la logistique entourant ses conséquences – le sang qui coule sans cesse, l’anémie qui épuise et rend moins enthousiaste à propos de tout – me ramène toujours aux aspects domestiques, terre à terre, quotidiens. Je saigne trop et ça ne doit pas me ruiner – émotivement, physiquement et financièrement. J’évalue toujours ma fatigue, mon énergie, mes déplacements, ce qu’il faut faire pour ne pas mettre du sang partout.
En marchant, C m’apprend que N aussi a un fibrome, très gros, et qu’elle attend d’être appelée pour une embolisation. Quand j’en parle avec elle, quelques semaines plus tard sur un balcon, elle me raconte en détail les étapes qu’elle a traversées pour finalement ne pas être certaine qu’on l’a bien placée sur la liste d’attente. Elle est confuse, ne sait pas comment en avoir la confirmation.
Dans la cuisine du même appartement, R ajoute : « Il paraît qu’une de mes trompes utérines est comme un petit boudin d’endométriose. Je prends de la progestérone depuis environ cinq ans et les douleurs sont complètement parties. Ça semble fonctionner pour moi, mais je sais que ce n’est pas une solution qui marche dans bien des cas. Et je n’ai pas eu de suivi, je n’ai pas de médecin, je ne sais pas si ça évolue. Je croise les doigts tant que je n’ai pas mal. »
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Je soupe avec F. Dès mon arrivée, elle s’exclame : « Une chance que c’était à 17 h 30, le souper, sinon je n’aurais pas pu me rendre, je me serais endormie avant ! Trop fatiguée. J’ai saigné sept jours ce mois-ci, ça vient de se terminer, mais c’était tellement abondant ! Du jamais vu. Ça m’a épuisé. » Elle suggère qu’on mange de la viande rouge.
Engagée dans nos conversations sur le sang menstruel, elle me raconte que, lorsqu’elle était finissante en arts plastiques, une de ses collègues a présenté comme travail final en arts textiles des « draps de menstruations », avec un motif floral de la couleur du sang menstruel séché, auquel la personne menstruée pouvait ajouter son motif sans gêne.
Trois mois plus tard, elle me texte en sortant de la clinique médicale : « Bon, j’ai un fibrome moi aussi mais il est encore petit. Liste d’attente de douze mois pour voir un gynéco. »
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D a eu un fibrome de seize centimètres de diamètre. Elle s’est fait demander quelques fois si elle était enceinte, la masse pointant sous ses vêtements, comprimant ses intestins et sa vessie. Une radiologiste lui a annoncé, pendant un examen : « Wow, ça va jusqu’au nombril ! » Elle saignait de manière hémorragique de longs jours par mois. On ne lui a proposé que l’hystérectomie, jusqu’à ce qu’elle entende parler de l’embolisation, soit la réduction de l’apport sanguin au fibrome par l’introduction dans l’artère qui l’alimente d’une particule de plastique. Elle a dû insister auprès de son médecin pour que cette intervention – encore peu courante et apparemment coûteuse, c’est ce qu’on lui oppose – soit pratiquée sur elle, en 2013, près de sept ans après son diagnostic.
Pendant les mois précédant son intervention, absorbée par le sang, les douleurs, la fatigue et les démarches médicales, D a réalisé une bande dessinée sur l’histoire de son fibrome. La relisant, je découvre non seulement qu’elle vivait des angoisses nocturnes, mais aussi que la sœur de notre ami K a dû être transportée à l’urgence parce qu’elle avait perdu connaissance à cause des symptômes liés à son fibrome à elle.
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B me raconte qu’une de ses collègues a plusieurs fibromes ; elle s’en est confié dans le cadre du travail parce qu’elle ne sait plus quoi faire, dit ressentir de la détresse, ne sait pas où chercher de l’aide. On a tenté d’emboliser le plus volumineux, sans succès. Elle est en attente d’une hystérectomie, mais ses fibromes sont trop massifs pour qu’on envisage tout de suite cette opération : elle doit d’abord prendre un médicament qui induit la ménopause, pour faire réduire leur taille. Or, elle repousse toujours la prise du médicament, malgré l’anémie, malgré l’épuisement, même si cela signifie devoir encore attendre pour son opération, parce que ce médicament a, parmi ses effets secondaires, une atteinte des fonctions cognitives, et qu’elle ne peut pas se le permettre avec le travail ; elle a essayé, et arrêté.
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Visite chez Z, un bel après-midi de printemps, pour voir son nouvel appartement. Elle m’apprend que sa mère a subi une hystérectomie. On s’étonne encore de la facilité avec laquelle le corps médical enlève l’utérus des femmes (dès qu’on suppose – pour les femmes blanches du moins
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Les femmes autochtones et de couleur ont subi des stérilisations forcées par hystérectomie au Canada. En ce qui concerne les femmes autochtones, une étude menée par Suzy Basile révèle qu’elles ont eu lieu jusqu’en 2019.
– qu’elles ont fini de « procréer », puisque la question est toujours posée) – sauf, dit-elle, si c’est un homme trans qui veut se faire enlever l’utérus, « là c’est vraiment grave, et on crie à la destruction du féminin sacré ! »…
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Quand je me décide à en parler à ma mère – parce que je redoutais sa réaction, ses inquiétudes pas toujours bien placées –, elle s’ouvre sur sa propre expérience. Alors que nous sommes attablées dans sa cuisine, elle m’explique qu’elle a eu un fibrome aussi, dans la quarantaine, le même type que moi, qui lui causait donc des saignements très abondants, et qu’elle souffrait aussi d’anémie. Elle me raconte la fois où elle avait beaucoup saigné, lors d’une réunion. Elle savait que ses pantalons étaient tachés, le mobilier aussi probablement, et un homme n’arrêtait pas de lui parler, croyant qu’elle s’intéressait sincèrement à ce qu’il disait alors qu’elle ne faisait qu’attendre qu’il parte pour pouvoir se lever sans qu’on s’aperçoive de la flaque de sang sur laquelle elle était assise.
Le médecin à l’époque n’avait qu’une solution à lui proposer : l’hystérectomie. Elle a attendu longtemps avant d’accepter l’intervention. Elle a dû argumenter avec la gynécologue pour garder ses ovaires – encore sur la civière qui devait l’amener à la salle d’opération, la gynécologue lui (re)disait qu’avec cette requête elle rendait l’opération inutilement compliquée.
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Sortie au théâtre avec P, mon ami d’enfance. Le sujet de mon anémie est abordé, vu ma fatigue, et il se rappelle alors que J, sa mère, était aussi atteinte d’anémie sévère, et qu’elle a subi une hystérectomie. Incertain des détails, il me confie qu’elle n’en a jamais vraiment parlé. Le lendemain, par hasard, je déjeune avec ma propre mère, qui est une des meilleures amies de J. « Ah oui, pauvre J ! Elle avait un fibrome ; on avait les mêmes symptômes à une certaine époque, et on était passées à travers les mêmes étapes. Je me souviens d’une marche qu’on a prise dans la pente douce pendant laquelle elle me disait qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle n’y arrivait plus. »
Elle m’apprend, au cours de ce déjeuner, que ma grand-mère aussi a eu une hystérectomie.
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Je ne peux plus assister à un spectacle d’arts vivants sans penser aux actrices qui ont peut-être des règles douloureuses, abondantes, qui font peut-être de l’anémie, mais qui doivent offrir une performance physique et mentale de haut niveau tous les soirs. Je lis que Dolly Parton s’est écroulée sur scène en 1982, souffrant d’endométriose et ne parvenant plus à apaiser ses douleurs.
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Lors d’une fête, E m’explique que S, que nous connaissons toutes les deux, avait des règles douloureuses et abondantes. Elle allait voir son médecin régulièrement, un homme d’un certain âge, qui commençait à s’impatienter de la voir encore et qui lui a finalement dit, un jour, sur un ton trahissant son agacement, que si elle avait mal, c’est qu’elle ne prenait pas ses antidouleurs correctement, qu’il lui fallait respecter la posologie et arrêter de chercher plus loin. S a insisté pour que soient menées d’autres investigations, épuisée par quinze ans de douleurs et de saignements qu’on lui disait toujours être « normaux », avec lesquels elle devait apprendre à vivre. On lui a finalement diagnostiqué une endométriose de stade 4.
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Une étude portant sur la construction médicale de l’endométriose, réalisée par des chercheuses australiennes et dont les résultats ont été publiés en 2019 a démontré que, pour les médecins qui ont été interrogés, le savoir expérientiel des femmes était considéré comme étant au mieux inutile, et au pire contribuant simplement à intensifier les symptômes qu’elles ressentent, incapables alors de « passer à autre chose », obsédées par l’obtention d’un diagnostic et d’un traitement.
Ainsi, suivant les discours recueillis, la patiente « idéale » est celle qui accepte que la médecine ne peut rien de plus pour elle, qu’elle doit vivre avec cette condition et « continuer sa vie »
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Kate Young, Jane Fisher et Maggie Kirkman, « “Do mad people get endo or does endo make you mad?”: Clinician’s discursive constructions of Medicine and women with endometriosis », Feminism and Psychology, vol. 29, no 3, 2020, p. 347.
. La patiente « difficile », en revanche, est celle qui continue de chercher des traitements, qui revient à la charge, qui considère que l’endométriose nuit grandement à sa qualité de vie et qui veut voir les choses changer. On considère alors qu’elle défie l’autorité médicale – surtout que les professionnels participant à l’étude ont parfois affirmé que, selon eux, les patientes reportaient des symptômes beaucoup plus importants et incommodants que ce à quoi on pouvait véritablement s’attendre compte tenu de la forme d’endométriose dont elles souffraient
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Ibid, p. 349-351.
.
L’étude démontre par ailleurs que les médecins interrogés prenaient pour acquis que les femmes consultaient pour des difficultés à concevoir un enfant et à avoir des relations sexuelles avec pénétration, tandis que les femmes participant à l’étude affirmaient plutôt rechercher de l’aide pour améliorer leur qualité de vie et diminuer leurs symptômes
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Ibid, p. 349.
.
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Kate Clancy, dans Period, élabore une perspective intéressante sur les liens entre l’invalidation, le stress et les réponses hormonales :
If the system under which we live and work increase one’s risk of being targeted, limit the ability to find social support, and teach us we are wrong to externalize mistreatment, then those subtle harms are part of the broder pattern of systemic harm that many people experience under colonialism and capitalism. This suggests that those stressors associated with racist, sexist, cisnormative, heteronormative, ableist, and other oppressive behaviors are more likely to have echoing and lasting effects via HPA /09 /09
Axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien (HHS), responsable de la gestion des hormones dans le corps, dont le cortisol, hormone du stress ; les hormones influencent ensuite la plupart des réactions métaboliques. and inflammatory systems in many parts of the body. /10 /10
Kate Clancy, Period. The Real Story of Menstruation, Princeton, Princeton University Press, 2023, p. 139.
Clancy rend aussi compte des résultats d’une étude selon laquelle les femmes reçoivent moins rapidement des prescriptions pour des antidouleurs que les hommes, et les personnes de couleur moins rapidement que les personnes blanches
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Ibid, p. 134-135.
. On imagine que c’est aussi le cas pour les personnes qui ont des diagnostics liés à leur santé mentale, qui subissent régulièrement (surtout les femmes) ce qu’on appelle un « masquage diagnostique », soit l’invalidation des symptômes physiques dû à la présence d’un diagnostic lié à la santé mentale.
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Je pense encore que je retrouve de l’énergie. Que ça y est, je peux reprendre mes activités normales, après un hiver passé à lutter contre la fatigue, la faiblesse, les virus (j’ai tout attrapé). J’ai des idées à nouveau, le goût de renouer avec mes projets. Cet état dure quelques jours, puis je suis menstruée. Pour une fois, je n’appréhende pas la suite, j’ai l’impression que ce sera facile ce mois-ci. Je suis optimiste. Mais le sang coule. Trop. Voyons. Le premier matin, même, je ris en parlant au téléphone avec une amie, de la quantité de sang qui coule, de la grosseur des caillots (je dis : ben, tu vois, gros comme une souris). Je jardine encore toute la journée sans y penser, tant pis, j’ai des choses à faire. Le soir, je perds du sang à une vitesse incroyable, du jamais vu. Pour évaluer le flux menstruel, les professionnel·les de la santé posent toujours la question de la fréquence à laquelle on doit changer de serviette et estiment qu’un changement par heure signifie un flux très abondant. Mais la question n’a plus de pertinence ; je vais aux toilettes aux quinze minutes pour évacuer une énorme quantité de sang, changer de serviette parce qu’elle déborde. On dit que, pendant ses menstruations, une personne évacue l’équivalent de 80 ml de sang en moyenne. J’essaie d’évaluer la quantité de sang que je perds. Je ne sais pas trop. Je suis étourdie, à plusieurs reprises je dois m’étendre pour que disparaissent les petites étoiles devant mes yeux après m’être levée un peu rapidement. Qu’est-ce que je pourrais faire de plus que tout ce que je fais déjà ? Je regarde sur les sites de dons de sang. On dit qu’un don de sang représente environ 450 ml. Je crois avoir dépassé largement cette quantité en quelques heures, mais c’est quand même le seul protocole que je trouve pour une perte de sang considérable. On recommande de ne pas faire grand-chose dans les vingt-quatre heures suivant le don de sang, de bien manger, de bien s’hydrater. Bon, j’avais oublié de m’hydrater pour remplacer toute cette eau perdue. Je reste couchée pendant soixante-douze heures, je culpabilise, je trouve que je ne fais rien, que je suis inutile.
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Je ne sais pas quand aura lieu l’opération. On m’a dit au moins un an d’attente. Je suis consciente que c’est relativement rapide, mais j’ai la lourde impression de me vider de mon sang, de ne pas arriver à le reconstruire, de perdre mon énergie vitale. Comme il n’y a pas de date prévue, je passe par des moments de découragement, de frustration, de doute. Je veux de plus en plus ne penser à rien, qu’on me laisse tranquille. Ne pas avoir à répondre aux questions, surtout pas à celles concernant ce que je fais ces temps-ci. Je ne fais rien, les gens sont mal à l’aise avec cette réponse, se désintéressent.
On me dit souvent : « Mais il doit y avoir quelque chose à faire. Tu ne peux pas rappeler ton médecin ? Mettre de la pression. Aller dans une clinique privée ? Qu’est-ce que tu fais pour que ça aille plus vite ? » Sous cette sollicitude, une sorte d’injonction à aller mieux, vite, à prendre la responsabilité de ce qui m’arrive, un sous-texte que je n’en fais pas assez. Je reçois des textos qui me disent : « Je m’inquiète pour toi. » Je les lis, perplexe. Je sens qu’on me demande de réagir, de rassurer, parfois je m’astreins à répondre en refaisant la liste de mes démarches, un peu par orgueil. Même ma gynécologue, au deuxième rendez-vous, dit : « Mais qu’est-ce qu’on fait d’ici à l’opération ? On ne peut pas te laisser saigner comme ça. » Et c’est moi qui la rassure : je prends mon fer, je fais de l’acupuncture, j’ai trouvé un certain équilibre au fond, ça va.
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En juin, c’est au septième jour que l’hémorragie a lieu. La nuit. Le sang qui coule sans arrêt, après déjà sept jours de saignements abondants. Je porte désormais des couches pour dormir, mais ça ne suffit plus. Première peur de ce qui va arriver, de ce qui peut arriver : qu’est-ce qui se passe si on perd vraiment trop de sang ? Dans tous les cas, rester couchée, sinon je saigne encore plus, sinon je suis étourdie.
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Et puis un matin de juillet, je reçois un appel de l’hôpital. C’est le rendez-vous pour mon opération, fixée au 22 juillet, une semaine plus tard. On me dit que je dois me rendre à une clinique et composer un certain numéro de téléphone lorsque je serai arrivée dans le stationnement. On me donnera alors plus d’indications. On m’informe que l’hôpital loue désormais des locaux de chirurgie dans des cliniques des alentours, par manque d’espace ; le personnel de l’hôpital se déplace et effectue les opérations d’un jour dans des locaux loués. Je suppose vaguement que la clinique où on m’accueillera est une clinique d’avortement, un peu à cause du nom, et à cause des installations que je m’imagine appropriées au type d’intervention qu’on fera sur moi. Une fois sur place, je constate qu’il s’agit plutôt d’une clinique de chirurgie esthétique.
Pendant que nous attendons, assis·es dans les divans de cuir blanc de la chic salle d’attente, on nous propose, par la publicité omniprésente, des reconstructions en tout genre, des soins « sculpteurs », des traitements rajeunissants ; la clientèle visée est clairement féminine à en croire les images proposées. Le personnel de la clinique nous appelle les « RAMQ », puisque nous sommes des patient·es couvert·es par la Régie de l’assurance maladie du Québec.
On m’a averti que je serai la huitième de la journée à subir cette opération, et je vois que je ne suis pas la dernière non plus. Je tache le piqué sur lequel on m’installe, j’ai un peu honte, puis me dis qu’ici on doit bien s’attendre à ça. Sur ma civière, avec mon bonnet bleu, toute à ma rêverie hospitalière, en suspens quelques heures (je n’ai rien à faire, l’infirmière n’en revient pas que je n’aie pas amené mon téléphone) et donc trop à l’écoute de ce qui se passe autour de moi, j’entends les résonances, dans la vie des autres personnes présentes, de ce que je viens de vivre ces derniers mois. Nous sommes nombreuses rassemblées dans cette grande pièce, dans nos lits séparés parfois par des draps accrochés à des roulettes en métal. Un petit peuple de personnes avec des fibromes. Une femme avec une voix bien rauque doit expliquer à l’anesthésiste qu’elle ne fume plus, mais « vapote un peu » ; une autre a oublié sa carte d’assurance maladie et parlemente au téléphone avec son mari pour qu’il vienne la lui porter après qu’ait échoué sa tentative d’en envoyer une photo par courriel. Une infirmière la réprimande : « Vous avez pas lu la feuille de préparatifs ? » « Ben oui, j’étais énervée ce matin. » Une autre souhaite que l’infirmière appelle Kevin pour qu’il vienne la chercher quand on lui donne son congé. J’assiste à l’appel, Kevin est déjà dans le stationnement. « Je peux avoir un jus de pomme ? », s’enquiert une femme plus vocale dont j’entends que c’est la troisième opération. Une autre prévient qu’elle est très résistante aux médicaments, demande une dose de narcotiques plus forte. Installée devant la porte de la salle de bain, je vois défiler celles qui s’y rendent après l’intervention, agrippées à leur soluté, le teint pâle, les yeux bouffis. Certaines en ressortent plus soignées, il me semble ; mon regard est toujours oblique, j’essaie de faire comme si je ne les regardais pas vraiment, mais de toute façon je ne croise jamais de regards, nous cherchons toutes bizarrement à préserver notre intimité mutuelle, oubliant que nous pourrions faire de cette expérience vécue en groupe quelque chose de collectif.