Radio Spirale : le pouvoir fantôme

Ce texte a été publié en 2009 dans le numéro 228, Spirale 30 ans. Nous le reproduisons intégralement sans y appliquer les normes d’écriture épicène que la revue privilégie désormais.

Radio Spirale a 3 ans ! Déjà ! Le dossier du numéro de mai-juin 2006, dans la foulée de sa réflexion sur la « critique de la critique », annonçait la naissance de notre webradio, un projet qui existait, à ce moment-là, sous une forme embryonnaire. Il fallait agir, provoquer, faire naître, ici et maintenant, même sans le sou, même sans appui. Il fallait réagir : depuis plus de deux ans, la forclusion de la Chaîne culturelle laissait le milieu intellectuel québécois sans voix, bouche bée, en était de deuil et de choc. Silence radio. Il fallait faire entendre des voix, affoler la censure, lui faire sentir, voire halluciner, la présence et le retour du forclos à travers les ombres, les interstices et les marges oubliées. Internet est encore, à ce jour, et peut-être pas pour très longtemps, ce lieu sauvage, hors la loi, lieu du meilleur et du pire, la chance d’un asile temporaire, un sol virtuel à défricher pour y installer un espace public de fortune, lorsqu’il n’y a plus de place dans le réel pour la pensée.

Les intellectuels sont réduits à l’état de fantôme de l’agora. On peut s’en plaindre ; on peut aussi se servir des pouvoirs du spectre pour hanter la maison sociale, causer des pannes de courant, déplacer des objets, des images et des mots, traverser des murs, faire peur à ceux qui ont peur de la mort (et qui accumulent… et qui accumulent…). Être invisible n’empêche pas d’exister et de produire des effets. Mais c’est ingrat, il est vrai ; de là l’importance de se donner, entre intellectuels, quelques grandes tapes dans le dos de temps à autre (tel que ce numéro anniversaire, par exemple, le permet).

Les trois dernières années ont montré que Radio Spirale était, sur le plan technologique, un peu en avance sur son temps. Si les iPod et autres lecteurs MP3 sont partout (même, à présent, dans les téléphones cellulaires, les lecteurs DVD et les voitures), l’habitude de la baladodiffusion « culturelle » n’est pas encore très répandue ; la télévision et la radio se dirigent tranquillement vers une sélection « à la carte » de téléchargements, une structure que Radio Spirale présente déjà. Il faudra encore un peu de temps avant que davantage de gens se rendent compte qu’ils peuvent écouter des émissions téléchargées (ou directement à partir d’internet) dans leur automobile, en vélo, en métro, en marchant ou en faisant la lessive ou la vaisselle — bref, n’importe où, n’importe quand. L’accès n’est pas un problème (bien que la facture des services internet soit salée) et il est même possible d’écouter Radio Spirale sur le poste informatique d’une bibliothèque municipale. Il faudrait, par contre, se faire connaître, ne pas être noyés dans cette mer de sites web anonymes. C’est un défi.

Certains voient peut-être dans le projet d’une radio internet un confinement aux ruelles, aux sous-sols et aux oubliettes, une acceptation honteuse de notre sort de deuxième ordre, un repli des troupes, presque une démission à l’égard de « l’intellecticide » que nous vivons. Question de point de vue. Question de stratégie. Radio Spirale exprime en effet un compromis, une prise en compte de cette nouvelle réalité, plus résistante, plus hostile. La stratégie ? Mieux vaut continuer à penser que d’être paralysé par la peur de l’apocalypse et par la rancoeur, mieux vaut faire naître que fixer le trou, mieux vaut parler à ceux qui écoutent, sortir de la stérilité du discours de la complainte, de la jouissance du martyr. Pourquoi s’acharner à se faire comprendre du censeur qui, par définition, cultive le déni et les miroirs ? Combien d’autres efforts pathétiques pour plaire à l’audimat avec des émissions culturelles fraîches, sans prétention, sans livre et surtout sans intellectuel québécois ? Sommes-nous si sensibles au rejet ? Nous reste-t-il si peu d’amour propre ?

Pour l’heure, il suffit de trouver le moyen d’exister quand même, malgré tout, de continuer à labourer le sol de l’héritage pour faire pousser l’imprévisible, de chercher des espaces qui permettent à la pensée de vivre, de s’étendre, de se déployer, de courir un peu librement, sans avoir à s’excuser d’exister, à plaire à tout prix. Radio Spirale est précisément un exemple de la possibilité de cette autre scène, d’un cadre pensé pour la pensée. Ce n’est pas un secret : il faut du temps, de l’espace et un certain détachement du telos, de tous les buts. Détachement par rapport à l’argent, à la popularité et à l’institution (universitaire, notamment).

Depuis trois ans, il est fort intéressant d’observer l’effet de ce cadre et de cette hospitalité, c’est-à-dire l’affirmation d’un style, souhaité dès le départ par le comité de navigation qui écrivait en 2006 : « [i]l convient également de mettre de l’avant un style, différent du discours médiatique commercial, souvent démagogique, et de la langue de bois des spécialistes universitaires. Radio Spirale voyage dans cette marge fantôme, c’est-à-dire ailleurs que dans l’opposition entre grande culture et culture de masse, dans un lieu où il n’est pas acceptable d’être ennuyeux sous prétexte d’être profond ou intelligent. Il existe une zone où il paraît possible d’éviter l’élitisme sans sacrifier les exigences intellectuelles et éthiques. » Ce style existe et Radio Spirale offre maintenant près de 100 émissions pour en faire l’expérience. De quoi être fiers. De quoi faire réfléchir aussi : et si le milieu intellectuel se remettait en question, travaillait sur lui-même, au lieu de toujours projeter la faute sur l’autre ? Comme le dit bien Pierre Bourdieu dans son Esquisse pour une auto-analyse, « il y a beaucoup d’intellectuels qui mettent en question le monde ; il y a très peu d’intellectuels qui mettent en question le monde intellectuel ».

Depuis trois ans, Radio Spirale a grandi, elle s’est fait des alliés, à qui elle a fourni une scène artistique, une plateforme politique, un micro pour crier la pensée (ou la chuchoter) ; le CRILCQ, les Cahiers de théâtre Jeu, des membres des Cahiers littéraires Contrejour et, tout récemment, l’Académie des lettres du Québec et la Maison de la poésie. Un sentiment de communauté et de solidarité se dessine, prend de l’ampleur et nous prévoyons que d’autres partenaires du milieu culturel se joindront à nous, sur cette scène commune. Mais les intellectuels doivent d’abord combattre l’individualisme et la bureaucratie dans leur propre milieu avant d’espérer élargir le combat, et le projet de Radio Spirale a dévoilé, le long de son parcours, la présence de résistances internes. Ce ne serait donc pas seulement la faute des humoristes… Nous avons aussi noté la générosité, l’ouverture et l’engagement libre, bénévole et désintéressé de beaucoup de gens et cela donne espoir.

Il importe par ailleurs de se rappeler que Radio Spirale n’est pas un parti politique ou une organisation militante, car les intellectuels n’ont pas de pouvoir simplement par le moyen de rassemblements, d’unions et de solidarités ; ils sont aussi les représentants et les gardiens, dans le tissu social, du dehors, du multiple, du délié, du fragmentaire, du deuil, de la solitude radicale, de l’insensé, de l’indigeste, de l’incommunicable, de ce qui résiste au partage. Il faut mettre en place le contexte le plus favorable possible à la venue d’oeuvres novatrices, surprenantes, inattendues. Oui, une communauté qui permet la solitude, un rapprochement qui tolère l’éloignement.

Le style de Radio Spirale passe nécessairement aussi par des émissions, comme Rêvez pour moi, par exemple, dont le style témoigne d’une signature singulière, ou encore par des entrevues où la parole n’est pas seulement tendue vers l’Un, l’exigence du Sens, de la compréhension et de la pulsion grégaire. Malgré toutes les dépendances qu’elle nourrit, la technologie d’internet permet également la distance, l’occasion de se cacher pour écouter, d’écouter sans être obligé de joindre le groupe en personne ; cette télé-écoute fournit également une belle immunité contre le phénomène inévitable des « cliques » ou encore de la « montréalité » de la culture. Penser, c’est s’engager, avoir un pied dans le monde et ses combats nécessaires, mais c’est aussi se risquer à avoir un pied hors du monde, en retrait, dans l’outland, pour reprendre le mot de Pierre Ouellet. Le monde ne change peut-être que dans sa relation à ce qu’il définit comme étant son extériorité. Et Radio Spirale est là pour faire entendre tous ces récits de voyage, au retour des expéditions de la pensée dans les pays méconnus de l’homme. Ne sous-estimons pas le pouvoir des récits, quand bien même ils seraient racontés par des fantômes.