Confidences d’Arlette Pacquit

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Image tirée du film Héritiers du Viêt Nam. Photos — Avec l'aimable permission de SaNoSi.
02.02.2024

Arlette Pacquit est une journaliste et réalisatrice martiniquaise. Depuis les années 1990, elle a écrit et réalisé plusieurs films sur la culture caribéenne, incluant des reportages et des courts-métrages, dont une suite sur Aimé Césaire et Suzanne Roussi et une production posant un regard sur le bèlè. Deux longs-métrages méritent aussi d’être nommés. Héritiers du Viêt Nam (2015) lui a valu de nombreuses sélections dans des festivals de cinéma, ainsi que les prix du meilleur documentaire de la Caraïbe, aux Rencontres Cinéma Martinique, et de meilleur film de la diaspora, au Festival Africlap à Toulouse. Le documentaire lyrique Monchoachi, La Parole Sovaj (2021), qui présente la parole indomptée d’un poète et penseur, a obtenu le Grand Prix Kilimandjaro du Festival Africlap à Toulouse. Le troisième volet de ce triptyque voué à « la recherche d’éléments de clarification des rapports entre la France et ses ex-colonies, et des effets de ces rapports précisément en Martinique » est en préparation au moment de cette écriture.

Le texte qui suit est un condensé d’un texte qui accompagnera un livre d’entretiens que Nathanaël prépare avec Arlette Pacquit. Sauf indication contraire, les paroles de la réalisatrice reprises dans ce texte sont des propos recueillis lors de conversations personnelles, de conférences, ou d’entretiens enregistrés en 2021 et en 2022, en Martinique. Andidan, Cinémas intimes d’Arlette Pacquit sera publié en 2024.

« Il n’y a pas seulement tromperie sur la continuité historique, il y a tromperie sur les sensations et regards. » — Arlette Pacquit

La confidence était une forme d’abandon, une déprise du corps, un aléa qui reprenait le souffle du mot éperdu, la tentation de savoir mieux et loin, la suspension d’un regret, l’effort de ne pas dire au-delà de ce qui respire, de ce tenir quoi, mais kitan, tout en quittant la parole, la donner, à loubli, en un seul mot sans contraction pour la langue, pour l’oreille, démis de sa contrainte, une seule liberté en ré-partition, une musique, une entente, un battement, répété, un tak-pitak qui résonne avec la mangrove et les grenouilles dans l’eau de la nuit, tout cela inoublié, un fondu enchaîné de plusieurs strates de vies inconditionnées, et l’imaginaire nécessaire à l’attention accordée aux mots chus, avec chacun sa débandade de silences, convoitant chacun son volcan, avec sa brume, et sa solitude, et l’heureux espoir d’un temps appartenant aux seules mains qui en seraient l’œuvre.

Je me déplie comme une feuille. Je m’assieds sous la pluie. J’entends la partition sans pouvoir la lire. Loubli. Un égarement certain. Le proverbe africain-américain dit bien : « If a person asks you where you’re going, you tell him where you’ve been. That way you neither lie nor reveal your secrets /01 /01
Maya Angelou, « Foreword », dans Zora Neale Hurston, Dust Tracks on a Road, New York, Amistad Press, 2018 [1931], p. xii.
. » Le proverbe hassidiques attribué au rabbi Nahman de Bratslav, quant à lui, prend une autre précaution : « Ne demande jamais ton chemin à celui qui le connaît, car tu pourrais ne pas t’égarer /02 /02
Cité par Monhoachi dans Arlette Pacquit, Monchoachi, La Parole Sovaj (2021).
. » L’égarement comme un secret, le secret pour détromper l’égarement. Le temps s’étire en temps-cascade, en tan-lanmè, an tan-lakou. Nous y voici an sanblé. Arlette Pacquit, et l’armée d’ombres qui l’accompagne, et moi qui écoute celle qui écoute celle qui écoute par-delà toute vibration, l’entente et la détente, jusqu’au resserrement des anneaux de l’existence, et… souffle. Oracle. Kouté pou tann.

Sans imaginaire, pas de mémoire. Sans loubli pas d’imaginaire. Et sans tout cela pas de cinéma, pas de documentaire, pas de trait tiré sur la vile mappemonde mensongère comme jamais, pour relier la Martinique au Viêt Nam, la Chine au Vauclin, le kréyol à lui-même, les mains aux yeux qui voient clignoter les étoiles qui font scintiller les algues. Wacha.

Toni Morrison a pour sa part affirmé que, dans son oeuvre, la mémoire, et donc loubli – loubli pour le distinguer de l’oubli bien assorti à son apostrophe, carré et contenu sans décontenance, et dissimulateur s’il en était de mondes et de vies et de récits vilainement enfouis – loubli donc qui donnerait en anglais memorylessness /03 /03
Toni Morrison, The Source of Self-Regard, New York, Penguin Random House, 2019, p. 322-328.
, c’est-à-dire le manque de mémoire, son absence, et pas loubli, comme un main positive venue recouvrir les corps dont il s’agit, était déclencheur de l’imagination.

Ainsi les films d’Arlette Pacquit convoquent à loubli. En sa voix qui cède la place aux voix de ses films, documentaires, poésies bwalavi /04 /04
« Tè sé bwa, bwa sè dlo, dlo sé lavi ». Expression martiniquaise.
, loubli grâce à quoi s’ouvre une quantité de brèches qui ne cherchent ni à se refermer, ni à révéler leur secret, et pourtant qui battent d’une vie intime, plus fond que de raison, et de coeur imbu. Je suis en présence d’un acte qui rappelle à l’amour, sans faire appel, les larmes coulent sans distinction de visage.

Si loubli engage l’imaginaire, mémoire et démémoire, s’il l’exige et le trouble, c’est peut-être aussi, comme le réclame Frantz Fanon, pour ne pas être « prisonnier de l’histoire /05 /05
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions Maspéro, 1952, p. 223.
 ». Prisonnier, prisonnière.

Une h/Histoire, contée, décontée, close et déclose : source de tant d’échappées.

Car la Martinique, en son cinéma, « ne peut pas être tributaire de la linéarité, compte tenu des circonvolutions de notre histoire », rappelle la réalisatrice.

Monchoachi s’entend ainsi avec le, la, poète : « Poète celui ou cela qui s’initie à l’écouter [la langue] là, dans le surgissement de son lieu originel /06 /06
Monchoachi, Nuit gagée, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 67
. »

Dans la conjonction où se joignent cinéma et poésie : loubli. De loubli le surgissement d’une poétique possible du cinéma, du cinéma documentaire d’Arlette Pacquit, qui est une poétique de l’écoute, du lieu dit Matinik, mais qui peut-être aussi n’a pas de nom.

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Image tirée du film Monchoachi, La Parole Sojav. Photo — Avec l’aimable permission de SaNoSi et de Red Rhizome.

Confidence

« Antan gran lépatè mwen, lè yo té ka di w bonjou sé pa bonjou épi pati, yo té ka di w bonjou, mè kréyol-la tenir sans-li ka ale, pas yo té ka di-w bonjou e yo té ka kontinyé ke kisa yo kay fè an jounen-an, kisa yo kay fè plita, e sé sa kréyol nou an. Atjolman kréyol nou an pa bon, poukwa pasé nou ka anni jis di an moun bonjou épi nou ka pati. Sa pa bon ! Kréyol-la ni an sans ka alé pasé bonjou-a ou ka di moun-an, foda kréyol-la ka vini an kò mwen e lè i vini an kò mwen i vini an kò w nou toulédé ka changé sans kréyol-la pou nou ba y chimen i pou i alé-a. »

(Du temps de mon grand-père, on se disait bonjour, pas simplement bonjour et tourner le dos. Il y avait une intention dans la langue créole, ce bonjour te disait aussi ce qu’on envisageait de faire dans la journée, mais aujourd’hui le sens de la langue a disparu, le bonjour doit ouvrir la parole et le créole doit passer par le corps de chacun de nous pour qu’il puisse trouver chemin où s’épanouir.)

Une écoute sensible aux disparitions, à loubli justement, dont elle serait en passe de rendre compte, si ce n’était l’esquive, de passage en passages. L’écoute s’ouvre donc dans un lieu des plus intimes tout en allant vers un lieu plus large. Il est dedans, et dehors à la fois, un espace intérieur qui appelle le large : andidan.

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Maya Angelou, « Foreword », dans Zora Neale Hurston, Dust Tracks on a Road, New York, Amistad Press, 2018 [1931], p. xii.
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Cité par Monhoachi dans Arlette Pacquit, Monchoachi, La Parole Sovaj (2021).
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Toni Morrison, The Source of Self-Regard, New York, Penguin Random House, 2019, p. 322-328.
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« Tè sé bwa, bwa sè dlo, dlo sé lavi ». Expression martiniquaise.
/05
Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Éditions Maspéro, 1952, p. 223.
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Monchoachi, Nuit gagée, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 67
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