« Les fragments de la vraie croix… » Discussion avec Johan Kugelberg

En complĂ©ment de l’article de Ralph Elawani « Boo-Hooray : Outsiders Looking Out », paru dans le numĂ©ro 285 de Spirale, nous publions en ligne ce long entretien rĂ©alisĂ© par notre collaborateur avec l’historien, archiviste, commissaire, producteur et « homme de la renaissance » Johan Kugelberg — éminence grise derriĂšre Boo-Hooray, un centre d’archives dĂ©diĂ© Ă  la constitution, la prĂ©servation et la diffusion d’artĂ©facts des mouvements contre-culturels des  XXe et XXIe siĂšcles. L’entretien s’est dĂ©roulĂ© dans le Lower East Side new-yorkais, au cours d’une chaude journĂ©e de juillet, oĂč l’auteur a marchĂ© sur un bas rempli de viande hachĂ©e, qui s’est avĂ©rĂ© ĂȘtre un rat mort.

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Édition aoĂ»t-septembre 1967 du zine Black Mask. Photo — Avec l’aimable permission de Johan Kugelberg et de Boo-Hooray.

Johan Kugelberg : Bienvenue chez nous ! Comme tu le vois, en ce moment, nous accueillons une petite expo qu’on a organisĂ©e autour de l’Ɠuvre de notre ami Ben Morea, cofondateur du groupe anarchiste « Up Against the Wall Motherfuckers ». Il a aujourd’hui 83 ans. En 1966, il a publié Black Mask, un zine anarchiste d’avant-garde qu’on ne voit pratiquement jamais, car ils sont devenus extrĂȘmement rares. Il a commencĂ© Ă  peindre au dĂ©but des annĂ©es soixante et faisait partie de la « East 10th Street Scene ». Puis, en 1967, il en avait dĂ©jĂ  tellement marre du Pop art qu’il a tout abandonnĂ©. 

Ralph Elawani : Est-ce que ses archives étaient bien préservées ?

JK : Nah
 c’est un vieil anarchiste. Pas le genre à faire ça.

RE : Êtes-vous dans ce quartier [Chinatown] depuis longtemps ? 

JK : On s’est promenĂ©s un peu, au grĂ© des loyers et des propriĂ©taires
 le truc habituel. Ce local /01 /01
La galerie a depuis migré vers le 160 Broadway
est un peu en dessous du prix courant.

RE : Tu es aussi professeur à la Rare Book School. Qu’enseignes-tu ?

JK : Un corpus d’aprĂšs-guerre. Depuis environ 12 ans, je donne un cours en collaboration avec deux de mes amis, Tom Congalton et Katherine Reagan. Chaque annĂ©e, une quinzaine de personnes participent Ă  ces sĂ©minaires, parmi lesquelles figurent des bibliothĂ©caires de collections spĂ©cialisĂ©es, des conservateurs de musĂ©e ainsi qu’une variĂ©tĂ© de professionnels du monde du livre rare. Ils estiment avoir besoin de plus d’informations sur l’évolution des arts du livre aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. L’objectif est de mieux comprendre les zines, les cassettes, les affiches sĂ©rigraphiĂ©es, les brochures et autres objets similaires. Ce cours est assez pratique, abordant les mĂ©thodes de duplication et, aussi, de maniĂšre un peu dĂ©calĂ©e, toute la « psychologie », pour ainsi dire, des cultures alternatives. En rĂ©sumĂ©, il explore cette question : comment persuader un vieil anarchiste que ses archives devraient faire partie de la collection d’une bibliothĂšque institutionnelle ?

En fait, je donne toujours l’exemple des mouvements anarchistes de la guerre civile anglaise (1642-1651). La raison pour laquelle nous avons aujourd’hui une quelconque connaissance des Ranters, des Diggers ou des [True] Levellers, c’est que Cambridge et Oxford collectionnaient les brochures et tracts de ces derniers alors que ces mĂȘmes publications s’évertuaient Ă  dire qu’Oxford et Cambridge Ă©taient les globes oculaires de la Putain de Babylone qu’il fallait dĂ©truire.

RE : Parce que des individus ont eu le flair de sauvegarder le tout ?

JK : Je dirai ceci : en 2023, je crois encore et toujours que l’un des remparts les plus puissants que nous ayons contre la pure dĂ©cadence, l’oubli, l’horreur et le chaos, ce sont les bibliothĂšques et les bibliothĂ©caires. Et je parle ici de leur intuition puissante qui les pousse Ă  protĂ©ger chaque rĂ©cit, y compris ceux avec lesquels on n’est pas d’accord.

Je sais que nous sommes tous censĂ©s prendre une claque signĂ©e Godwin quand on compare le prĂ©sent Ă  l’Allemagne des annĂ©es 1920 et 1930, mais si vous vous attardez Ă  la mĂ©lodie Ă©manant des lamentations haut perchĂ©es de la gauche libĂ©rale croisĂ©es aux grognements primitifs des idiots de l’extrĂȘme droite, vous remarquerez quelque chose
 Surtout si l’objet du dĂ©bat absorbĂ© par les politiques identitaires, car celles-ci sont manifestement le jouet d’idĂ©ologues de la consommation de luxe. 

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Carte postale Boo-Hooray | Opposition : Black Mask, Ben Morea, & U.A.W.M.F. Photo — Avec l’aimable permission de Johan Kugelberg et de Boo-Hooray.

RE : C’est une critique assez debordienne : l’unitĂ© Ă  travers la consommation.

JK : Oui, Ă©videmment. Et la consommation d’idĂ©ologie devient beaucoup plus forte grĂące Ă  cet appareil [il sort son tĂ©lĂ©phone]. Chaque application que tu utilises, chaque image que tu regardes, chaque texte que tu lis relĂšvent d’un rĂ©flexe de consommation. Ce truc n’est pas un portail, c’est un miroir


Cela dit, je suis satisfait du rĂŽle que joue Boo-Hooray, de nos publications et du fait que nous survivons dans une Ă©conomie oĂč ce type de « mom and pop stores » a de plus en plus de mal Ă  exister. Surtout avec le coĂ»t des loyers


RE : Ce qui est ironique avec les marchĂ©s de niche haut de gamme et la « curation culture », c’est qu’on vous propose, de plus en plus, une « version boutique » de ces petites entreprises familiales. Les gens ouvrent des bars qui ressemblent Ă  des bars de quartier ou Ă  des restaurants familiaux avec la grand-mĂšre qui cuisine aux fourneaux


JK : Et, bien sĂ»r, vous n’y retrouverez jamais la grand-mĂšre dans la cuisine /02 /02
Jean-Laurent Cassely, auteur de No Fake: Contre-histoire de notre quĂȘte d’authenticitĂ© mettait de l’avant la mĂȘme critique dans son livre publiĂ© en 2019.
. Ce constat est probablement liĂ© au fait d’avoir grandi dans un monde oĂč cela allait de soi. Cet aspect est peut-ĂȘtre plus prĂšs de [Raoul] Vaneigem que de Guy Debord. La bataille est entre le sublime et le pittoresque.

RE : De quelle maniĂšre ?

JK : Disons que tu viens de terminer tes Ă©tudes supĂ©rieures et que tes amis et toi souhaitez ouvrir un bar Ă  l’ancienne, avec des smash burgers à l’ancienne, et une option vĂ©gĂ©talienne. Vous voulez que que vos amis y jouent du jazz les week-ends, et vous empruntez de l’argent Ă  vos grand-mĂšres pour rĂ©aliser ce projet
 Ne sommes-nous pas alors devant le rĂȘve glorieux des fils et des filles de la bourgeoisie industrielle, qui n’ont d’autre dĂ©sir que de sortir de ce rĂŽle et de leur position sociale ? Dans cette situation, on se rend rapidement compte que l’hĂŽpital se moque de la charité  À mon avis, lĂ  oĂč l’on se perd, dans ce labyrinthe, c’est que tout ce qui Ă©tait autrefois directement vĂ©cu, dans cet exemple, est aujourd’hui uniquement relĂ©guĂ© Ă  la reprĂ©sentation.

RE : Est-ce que ça empĂȘche une « vie authentique » ?

JK : Ça n’empĂȘche pas la vie authentique. C’est autre chose. Par exemple, ce soir, chez toi, Ă  MontrĂ©al, dans un bar, il y aura un groupe qui sonnera et ressemblera comme deux gouttes d’eau aux Kinks de 1964. Ils vont faire les fous, ils vont boire et peut-ĂȘtre se droguer. Quelqu’un va se battre, quelqu’un va baiser et quelqu’un va avoir une idĂ©e de poĂšme. Tout ce beau monde, lors de cet Ă©vĂ©nement, va vivre une expĂ©rience authentique dans un cadre complĂštement inauthentique. Et ces gens n’auront probablement aucune conscience de l’inauthenticitĂ© de ce cadre. C’est un peu la racine du problĂšme de la « consommation rĂ©tro » [retro consumption].

RE : Et si ce groupe vient de l’extĂ©rieur de la ville, le lendemain, les membres seront Ă  la recherche de la « vraie » expĂ©rience montrĂ©alaise : les disquaires, les cafĂ©s, les bars, les lieux de rencontre


JK : Exactement ! Les vrais fragments de la croix du Christ [shards of the true cross] ! Et sans doute un endroit oĂč Ray Davies [des Kinks] s’est rendu en 1964


RE : Ou peut-ĂȘtre, tout simplement, un endroit oĂč l’on n’a pas l’impression de se faire arnaquer
 Cela m’oblige Ă  te parler d’un truc : en marchant jusqu’ici, je n’arrĂȘtais pas de penser Ă  quelque chose qui n’est pas propre Ă  New York, mais qui me surprend Ă  chaque fois que j’y viens : l’infatigable hustling. Partout oĂč il y a une parcelle de terrain, quelqu’un l’utilise pour vendre quelque chose. C’est comme l’esprit du souk dans un monde de gratte-ciel. L’idĂ©e atteint ici son paroxysme : le bon goĂ»t de quelqu’un devient la raison pour laquelle un t-shirt des annĂ©es 1990 sera vendu 500 $ – ou du moins dix fois le prix auquel il serait vendu Ă  MontrĂ©al, par exemple.

JK : Je pense que c’est un peu plus compliquĂ© que ça. En tant que SuĂ©dois qui a quittĂ© son pays pour les États-Unis en 1988, je crois qu’une partie de cette complexitĂ© dĂ©coule du fait de vivre dans un endroit oĂč aucun aspect du socialisme n’a jamais vraiment Ă©tĂ© fonctionnel.

RE : On revient Ă  la vieille citation de John Steinbeck : « I guess the trouble was that we didn’t have any self-admitted proletarians. Everyone was a temporarily embarrassed capitalist. »

JK : Tout le monde pensait pouvoir devenir millionnaire. Et cela signifie que l’avantage de New York, c’est qu’il y a, en quelque sorte, un pied d’égalitĂ© pour tous les immigrants qui viennent ici et essaient de rĂ©aliser quelque chose. Et je le dis en tant qu’immigrant de premiĂšre gĂ©nĂ©ration. Toutefois, cette agitation, ce hustling
 Je me demande si cela a quelque chose Ă  voir avec les limites de l’espace sur cette Ăźle : le fait qu’elle soit un lieu aussi vertical qu’horizontal, et que le seul endroit qui soit un « marché » est la rue. C’est le seul lieu de rencontre des diverses strates socioĂ©conomiques.

En ce qui concerne la « curation culture » new-yorkaise, je ne pense pas qu’elle soit aussi Ă©pouvantable que, disons, celle de L.A. Mais il faut garder en tĂȘte que nous sommes tous et toutes empilĂ©s les uns sur les autres Ă  New York. Los Angeles est une ville bien plus situationniste que New York. C’est un endroit oĂč chaque espace est censĂ© ĂȘtre amĂ©nagĂ© pour vous faire sentir d’une certaine maniĂšre


RE : Tu veux dire que cela faciliterait la « dérive » ?

JK : On ne dĂ©rive pas forcĂ©ment dans la ville situationniste, sauf si cette ville est vieille, Ă  l’image de Prague ou de Paris
 ou peut-ĂȘtre mĂȘme de New York. À mon sens, la raison pour laquelle L.A. est une ville situationniste est qu’il faut la voir comme
 hum
 un peu comme si Lagos [au NigĂ©ria] Ă©tait une ville riche. 

À L.A., vous avez constamment besoin d’aller d’un point A Ă  un point B pour vivre quelque chose. Et la trajectoire du voyage Ă  Los Angeles ressemble Ă  ces points blancs sur la carte [psychogĂ©ographique] d’Asger Jorn/Guy Debord. C’est vraiment, vraiment le cas. Si tu veux aller Ă  ton cafĂ© prĂ©fĂ©rĂ©, tu dois te taper un voyage Ă  travers un wasteland blanc pour y arriver. Et aprĂšs ça, si tu vas chez ta copine, ou Ă  un concert, par exemple, tu dois encore traverser un autre wasteland. À Los Angeles, il y a un manque absolu et constant d’horizon des Ă©vĂ©nements. C’est cette ville qui se rĂ©invente chaque matin et oĂč rien ne change, en un sens.

RE : Cette mentalité de la curation, qui est si importante à Brooklyn, a-t-elle changé aprÚs la Covid ?

JK : Non. Mais pour tout dire, les gens de mon Ăąge ne vont pas volontairement Ă  Brooklyn trĂšs souvent. À ce stade, on a le sentiment de traverser une galerie des glaces. Je vais revenir Ă  ces gars qui sonnaient comme les Kinks de 1964 : on n’a plus besoin d’ĂȘtre tĂ©moin de ce genre de charades Ă  un certain Ăąge.

RE : OĂč vis-tu alors aujourd’hui ?

JK : J’habite Ă  quelques pĂątĂ©s de maisons de la galerie. Et le cabinet de chiropractie de ma femme se trouve Ă©galement Ă  quelques pĂątĂ©s de maisons d’ici. Nous partageons notre temps entre New York et Montauk, oĂč il y a, malheureusement, une grave infestation de milliardaires et de cĂ©lĂ©britĂ©s en Ă©tĂ©. Nous y avons achetĂ© ce qui Ă©tait sans doute la toute derniĂšre maison abordable. Nous surfons tous les deux et nos sĂ©jours de surf sont, pour ainsi dire, notre raison de vivre. Depuis la pandĂ©mie, Lila pratique Ă©galement la chiropractie lĂ -bas. Mon Ă©quipe ici est gĂ©niale ; je lui fais entiĂšrement confiance lorsque je ne suis pas sur place.

RE : Quels sont les paramÚtres financiers de Boo-Hooray ? Comment avez-vous rassemblé tout ça ?

JK : Ma premiĂšre initiative a Ă©tĂ© de constituer ce qui est devenu la plus grande archive au monde sur le hip-hop, acquise par l’UniversitĂ© Cornell en 2007. Cela m’a semblĂ© ĂȘtre une façon agrĂ©able de gagner ma vie et d’agir concrĂštement. Auparavant, j’ai eu une carriĂšre de directeur gĂ©nĂ©ral et de producteur dans le monde de la musique /03 /03
Entre 1990 et 1997, Kugelberg a occupĂ© les postes de directeur gĂ©nĂ©ral (General Manager) chez Matador Records, et de responsable marketing et A&R (Artists and Repertoire) pour Def American Records, Ă©tiquette fondĂ©e par Rick Rubin. En 2008, il a Ă©tĂ© commissaire de la premiĂšre grande vente aux enchĂšres consacrĂ©e au courant punk, organisĂ©e par la sociĂ©tĂ© Christie’s.
. Cependant, il arrive un moment oĂč l’on n’a plus envie d’ĂȘtre debout Ă  deux heures du matin et de se faire expliquer la vie par ces gars de 22 ans qui ressemblent aux Kinks de 1964. Il faut aussi dire que j’ai Ă©tĂ© gĂątĂ©, Ă  l’époque, par les salaires des directeurs de disques des annĂ©es 1990 — tout ce qui a disparu avec Napster, les tĂ©lĂ©chargements, le streaming, etc. Jusqu’à prĂ©sent, nous avons placĂ© plus de 140 fonds d’archives auprĂšs de musĂ©es et d’universitĂ©s. Et ces archives sont


RE : Attends, des archives de
 qui ou quoi, par exemple ?

JK : Ça va de poĂštes importants Ă  des troupes de thĂ©Ăątre, en passant par les musiciens et les organisations politiques. Le « rĂ©sidu d’activitĂ© » d’individus ou d’un groupe d’individus. Et c’était suffisant pour qu’un petit groupe de personnes puisse gagner leur vie
 jusqu’à rĂ©cemment
 avant la Covid. 

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Romans « Pulp » d’Ed Wood. Photo — Avec l’aimable permission de Johan Kugelberg et de Boo-Hooray.

RE : Comment fixez-vous le prix de ces items ?

JK : Arbitrairement! [rires] Aussi arbitrairement que la vie elle-mĂȘme. Si jamais tu vas chez Bolerium Books, à San Francisco – peut-ĂȘtre le plus grand vendeur de livres anciens de toute l’AmĂ©rique –, tu constateras que leur slogan est « Combattre le fĂ©tichisme de la marchandise par le fĂ©tichisme de la marchandise ». C’est l’essence mĂȘme de tout le processus. Tu sais, j’ai le mĂȘme problĂšme avec le capitalisme qu’Homer Simpson ou Edward Gibbon
 Mais si une valeur pĂ©cuniaire ne peut ĂȘtre attachĂ©e aux rĂ©cits culturels, il devient trĂšs difficile de les prĂ©server de les numĂ©riser
 ou de tuer les punaises de lit, dans certains cas. Lorsque les objets peuvent ĂȘtre monĂ©tisĂ©s, ils ne sont pas jetĂ©s. Mais le tout devient effectivement compliquĂ© lorsqu’il s’agit d’archiver les traces d’organisations ou d’individus aux politiques radicales. Plusieurs questions se posent.

RE : Et l’on ne parle mĂȘme pas d’ayants droit ou de successions ici


JK : J’ai de nombreuses histoires d’horreur, mais j’ai aussi de nombreuses histoires merveilleuses Ă  ce sujet. Le tout accompagne souvent la trajectoire de la crĂ©atrice ou du crĂ©ateur culturel : quelle Ă©tait sa relation avec ses enfants, dans quel Ă©tat les crĂ©ations ont-elles Ă©tĂ© laissĂ©es, etc. Les gens me parlent tout le temps de ce qui se perd
 C’est le contraire qui m’intĂ©resse. Je suis trĂšs proche de Gee [Gee Vaucher] et Pen [Penny Rimbaud] de Crass. J’ai travaillĂ© avec eux et j’ai créé une archive de leurs zines. Je me suis rendu compte que plus on vieillit, plus on comprend que ce que l’on admirait chez des gens aux engagements radicaux – de Kropotkine Ă  Crass ou Vaneigem – s’avĂšre surtout leur engagement dans la vie quotidienne. La maniĂšre dont ils agissent. D’autant plus que vous traversez une Ă©poque oĂč l’oppression est presque aussi tangible qu’elle l’était sous la rĂ©publique de Weimar. 

Et une chose que nous ne devons pas oublier, c’est que ceci [il sort Ă  nouveau son tĂ©lĂ©phone] est une indication que nous sommes au milieu d’un changement de paradigme. Et quand vous ĂȘtes au milieu d’un changement de paradigme, vous ne pouvez pas identifier le paradigme prĂ©cĂ©dent ou le paradigme suivant, parce que vous n’avez aucune fucking idĂ©e de la suite
 ou de ce qui a prĂ©cĂ©dé  c’est encore toute cette histoire de galerie des glaces [il agite son tĂ©lĂ©phone]. 

C’est pourquoi je pense que Boo-Hooray apporte sa pierre Ă  un Ă©difice beaucoup plus noble que ne l’est le temple du capital culturel : il ne s’agit pas seulement de pointer un artĂ©fact et de dire « Voyez comme c’est cool. » L’idĂ©e est surtout de pouvoir dire : « GrĂące Ă  ceci ou Ă  cela, je pense autrement aujourd’hui. »

Au fait, es-tu au courant de l’expo que j’ai montĂ©e l’annĂ©e derniĂšre, Ă  Istanbul, pour la Biennale, avec [les artistes] Jonah Freeman et Justin Lowe ?

RE : Non. Parle-moi-s’-en


JK : Nous avons créé une salle de lecture appelée Random Forest, qui contenait environ 1 200 livres subversifs, dans un environnement conçu sur mesure. Des dizaines de milliers de personnes sont venues. Nous avons présenté des lectures de poésie, de la musique ; tout cela dans une société terriblement oppressive. 

Notre prochaine expo mettra en scĂšne un magasin de disques fictif dans un environnement (fictif) tout aussi dĂ©sespĂ©rĂ© et mystĂ©rieux que celui des disquaires d’antan. Il y aura des disques qu’on pourra seulement toucher, mais pas Ă©couter. Nous allons emballer sous pellicule les disques aux pochettes attrayantes et les mettre dans des bacs, mais on ne pourra pas les Ă©couter. Il y aura aussi des disques qu’on ne pourra pas acheter. Il y aura des sculptures parodiant le monde des disquaires et bien d’autres choses. 

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Portrait de l’artiste Barbara Ess. Photo — Avec l’aimable permission de Johan Kugelberg et de Boo-Hooray.

RE : Te souviens-tu de ton point d’entrĂ©e la contre-culture ?  Ce qui t’a fait « penser diffĂ©remment », comme tu le mentionnais plus tĂŽt ?

JK : J’ai 58 ans. La premiĂšre chose qui m’a fait rĂ©aliser que j’étais un outsider looking out plutĂŽt qu’un outsider looking in a Ă©tĂ© le punk rock.

RE : Outsider looking out ?

JK : Oui, c’est l’essentiel. Toujours regarder Ă  l’extĂ©rieur, car toute notre vie, nous devrons naviguer parmi les squares. Une fois cela Ă©tabli, la prochaine Ă©tape consiste Ă  dĂ©terminer comment mettre en Ɠuvre ces leçons apprises dans les marges. 

RE : Étais-tu un skater ?

JK : Oui, de 1976 Ă  1999. À ce sujet, je viens tout juste de pondre une recension du plus rĂ©cent livre de Ed Templeton [skater et artiste visuel]. Un chef-d’Ɠuvre. 

RE : J’ai 20 ans de moins que toi. Et pour beaucoup de jeunes de ma gĂ©nĂ©ration, le point d’entrĂ©e dans ces univers Ă©tait la culture du skateboard, et, accessoirement, des gars comme Ed Templeton.

JK : Ed a essentiellement le mĂȘme discours. Et je pense qu’il a environ dix ans de moins que moi. Dans les annĂ©es 1970, quand j’ai commencĂ© Ă  skater, c’était une mode. Ce n’était pas une forme de « politique identitaire » qui vous ouvrait Ă  une nouvelle culture, comme ça a Ă©tĂ© le cas dans le monde du skateboard post-Mark Gonzales [skater/artiste/poĂšte] ou Ed Templeton. 

Quelques minutes avant que tu arrives ici, Leo Fitzpatrick [acteur, notamment dans Kids de Larry Clark] Ă©tait avec moi. Je lui ai montrĂ© le livre de Ed. Nous avons parlĂ© de ce que le skateboard signifiait pour les jeunes aprĂšs les annĂ©es 1990. Il y avait tout ce cĂŽtĂ© liĂ© au fait de faire de l’art, des zines, de la photographie.

J’ai Ă©crit un livre, il y a environ dix ans, sur l’esthĂ©tique punk. Lorsque nous avons rĂ©digĂ© cet ouvrage, nous avons eu une conversation avec [l’auteur] William Gibson. Bill a dit qu’il considĂ©rait le punk comme la derniĂšre macro-tribu. Mais en y rĂ©flĂ©chissant aujourd’hui, peut-ĂȘtre que le skateboard est aussi une macro-tribu
 

Le livre de Templeton est trĂšs intĂ©ressant Ă  mes yeux, car je ne connais pas le niveau de cĂ©lĂ©britĂ© de beaucoup des personnes qui y sont mentionnĂ©es. En le lisant, je regardais la trajectoire de leurs voyages, leurs aventures, de leurs environnements. Tout cela Ă  travers les yeux d’un auteur qui est aujourd’hui un homme d’ñge moyen et qui met une espĂšce de terme Ă  cette portion de son existence.

Dans Punk: An Aesthetics (2012), Bill Gibson soulignait un truc : si vous descendez la place Saint-Mark’s Place [Ă  New York] et que vous voyez un spĂ©cimen de punk de qualitĂ© musĂ©ale, avec un mohawk de qualitĂ© musĂ©ale, eh bien rien de tout cela n’appartient pas Ă  la « boule de code » [rolling ball of code] qui donne son identitĂ© au punk rock. 

RE : Le « punk rock expliquĂ© aux parents » 

JK : Exact. A contrario de cela, si ta niĂšce, par exemple, dĂ©cide qu’elle veut une option vĂ©gĂ©tarienne Ă  l’école, et qu’elle dĂ©cide de prendre les devants pour prĂ©parer de la nourriture pour toutes ses amies, on se rapproche beaucoup plus, Ă  travers cet esprit DIY, de la Rolling ball of code punk rock.

Lorsque j’ai dĂ©mĂ©nagĂ© Ă  New York, en 1988, je me suis rapidement retrouvĂ© dans une situation oĂč beaucoup de choses que je ne pouvais pas faire en SuĂšde pouvaient ĂȘtre faites naturellement ici. Il Ă©tait possible d’écrire sur la musique pour un magazine, de faire partie d’une Ă©mission de radio, de travailler pour une maison de disques.

À cette Ă©poque /04 /04
À la mĂȘme Ă©poque, Kugelberg faisait Ă©galement paraĂźtre les quatre premiers volumes des compilations punk Killed by Death dont il est question dans l’article de Ralph Elawani.
, d’autres chasseurs de raretĂ©s punk comme Tesco Vie, Tim Yohannon [fondateur de la revue Maximum Rock n Roll], Pascal Poirier et Lars Wallin Ă©taient de vĂ©ritables historiens-enquĂȘteurs. Toutes ces musiques marginales [punk, free jazz, psych] n’avaient pas encore Ă©tĂ© entachĂ©es par une jubilation Ă©litiste ou un intĂ©rĂȘt financier.

Cela fait peut-ĂȘtre aussi partie de tout ce hustlin’ and bustlin’ new-yorkais dont tu parlais. Dans ce monde prĂ©numĂ©rique, il Ă©tait possible de trouver de gens avec qui il Ă©tait nĂ©cessaire de connecter. Il y avait des magasins de disques, des fanzines, des salles de concert underground, etc. Et avant Nirvana, avant les annĂ©es 1990, c’était aussi encore complĂštement en dehors du commerce.

Beaucoup de gens qui Ă©taient impliquĂ©s dans ces rĂ©seaux avant qu’il n’y ait une quelconque composante d’entreprise commerciale ont Ă©tĂ© dĂ©concertĂ©s par Kurt Cobain Ă  SNL, Top of the Pops ou que sais-je
 Ça
 et par tous ces groupes que nous aimions qualifier de poseurs et de phonies, Ă  la maniĂšre d’un JD. Salinger. C’était un peu comme s’il fallait faire semblant que c’était cool
 ou qu’on Ă©tait censĂ©s s’émerveiller devant Pearl Jam, Smashing Pumpkins ou que sais-je


RE : C’est ainsi que tu vois tout cela rĂ©trospectivement ?

JK : Une chose qui est dĂ©licate, Ă  58 ans, c’est d’éprouver le mĂȘme genre de sentiments Ă  l’égard des frimeurs, des imposteurs et des sell-out qu’on avait Ă  16 ans
 et de savoir qu’on ne peut pas y Ă©chapper


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Portrait de Johan Kugelberg. Photo — Dr Lila Wolfe.

RE : As-tu traversé une crise de la quarantaine ?

JK : Je ne sais pas si j’en ai vĂ©cu une ; si elle est derriĂšre moi ou si elle m’attend encore


RE : J’ai entendu dire que lorsque les hommes atteignent 35 ans, ils passent gĂ©nĂ©ralement par une phase oĂč ils achĂštent des outils DeWalt et dĂ©veloppent un intĂ©rĂȘt pour un conflit militaire


JK : Des outils The What ?

RE : DeWalt
 C’est une marque
 Les outils jaunes


JK : Quand tu es EuropĂ©en – SuĂ©dois, comme moi, par exemple -, gĂ©nĂ©ralement tu as assez peu de problĂšmes avec ton identitĂ© masculine. D’oĂč je viens, les gars ont rarement peur d’ĂȘtre vus comme Ă©tant « effĂ©minĂ©s » ou « maniĂ©rĂ©s » ou d’ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des « faibles » parce qu’ils arborent, par exemple, un foulard Ă  fleurs. Nous savons que rien de tout cela n’a d’importance.

RE : J’ai lu quelque part que tu as commencĂ© Ă  surfer il y a quelques annĂ©es


JK : Oui, parce que je ne pouvais plus skater ou skier
 l’idĂ©e Ă©tait de trouver quelque chose qui ne fasse pas mal quand on tombe et qui procure un peu le mĂȘme frisson et le mĂȘme bonheur que le ski ou le skate. [Il prend son ordinateur et ouvre un fichier PDF]. Tu vois, ça c’est un autre livre que je prĂ©pare avec mon ami Danny [Dimauro]. Il sortira au dĂ©but de 2024 aux Ă©ditions Rizzoli. C’est un livre sur la culture surf des annĂ©es 1960 et 1970 sur la cĂŽte est du New Jersey. Pas un sujet particuliĂšrement subversif, mais c’est trĂšs outsider et ça me plaĂźt bien. C’est aussi Ă©videmment plein de romantisme pittoresque
 et en ce sens, je sais que ce n’est pas si loin non plus des stupides restaurants de Bed-Stuy [Bedford-Stuyvesant, Ă  Brooklyn] qui ont pillĂ© le Midwest pour leur dĂ©coration


RE : Combien d’exemplaires ?

JK : Trois mille, peut-ĂȘtre. Rien Ă  voir avec la rentabilitĂ©. Comme Penny Rimbaud [de Crass] le dit si bien : on fait les choses parce que c’est ce qui doit ĂȘtre fait. Je prĂ©pare Ă©galement un livre sur la carriĂšre d’un artiste visuel d’Alan Vega /05 /05
Voir Ă  ce sujet le documentaire de Marie Losier Alan Vega, Just a Million Dreams (2014).
 [du groupe Suicide].

RE : As-tu Ă©tudiĂ© l’histoire de l’art ?

JK : Non. La philosophie. Et un peu d’histoire ancienne. Les Grecs, les Romains.

RE : Je suis toujours impressionnĂ© par les connaissances accumulĂ©es par des gens comme Nick Tosches ou Jimmy McDonough, qui ne sont jamais allĂ©s Ă  l’universitĂ© et sont devenus Ă©rudits dans leur domaine


JK : Et il y a aussi le contraire : [l’écrivain/journaliste] Richard Meltzer Ă©tait toute une tĂȘte Ă  Yale. Il jouissait d’une solide rĂ©putation. D’autres, comme Lester Bangs, deviennent de moins en moins lisibles Ă  mesure que l’on vieillit
 mais Meltzer est un cogneur. Agressivement érudit. Il m’a toujours rappelĂ© Bob Mack [dĂ©cĂ©dĂ© en 2023], le gars qui Ă©ditait le magazine des Beastie Boys [Grand Royal Magazine]. Un Ă©crivain sous-estimĂ©. Mais parmi tous les gens de cette gĂ©nĂ©ration que tu mentionnes, je pense que Tosches est tout simplement LE grand enquĂȘteur. Ça ne s’apprend pas. On naĂźt avec ça. C’était son talent. 

Je viens de lire le livre de Dave Marsh [critique musical] sur [la chanson] « Louie Louie ». Tout simplement fantastique. Un beau travail d’érudition. J’aime aussi encore beaucoup Greil Marcus. Je continue de croire que le fait d’avoir publié Lipstick Traces en 1983 est quelque chose dont Greil devrait ĂȘtre fier. Cela dit, comme je n’ai aucun intĂ©rĂȘt pour Bob Dylan, je n’ai jamais lu aucun de ses livres sur le sujet.

Mon meilleur ami, l’écrivain anglais Jon Savage, aura 70 ans en septembre. Nous prĂ©parons un livre pour cette occasion. Greil a Ă©crit un trĂšs beau texte. Peter Saville [Directeur artistique qui a travaillĂ© avec Joy Division/New Order] a aussi collaborĂ©, tout comme Johnny Marr de The Smiths. Greil et Vivien Goldman [journaliste/musicienne/biographe], qui a confiĂ© Ă  Jon ses premiĂšres piges, ont rĂ©digĂ© des textes trĂšs succincts sur la maniĂšre dont notre perspective sur l’écriture change avec le temps.

Ça m’a fait penser Ă  Henri Michaux : il avait lui aussi Ă©crit un joli texte sur la suspicion que nous sommes censĂ©s Ă©prouver envers notre propre Ă©criture


RE : Je me souviens d’avoir lu qu’il n’aimait pas relire ses premiers ouvrages comme Un barbare en Asie (1933).

JK : Il ressemblait presque Ă  Cioran, dans un sens : en colĂšre contre son propre talent. Ce qui est probablement bien. Cela Ă©tant dit, la principale chose sur laquelle je bosse en ce moment est un autre livre que j’ai fait avec Jon [Savage] pendant la Covid : un livre sur le proto punk. Environ 190 pages de texte et 80 pages d’images. Nous avons essayĂ© de rĂ©diger un texte quelque peu Ă©rudit, amusant Ă  lire, sur le proto punk dans le monde


RE : Simply Saucer et compagnie ?

JK : Peut-ĂȘtre mĂȘme, un peu plus niche
 et un peu plus gai ! Ce qui est intĂ©ressant, c’est que le genre en soi n’existait pas. Personne ne pouvait sa voir qu’il ou elel faisait du « protopunk ». Nous avons dĂ©cidĂ© de commencer par The Trashmen. Je crois que, jusqu’au moment oĂč nous avons entamĂ© ce projet, je n’avais jamais rĂ©alisĂ© Ă  quel point les origines du punk sont gaies. Jon, qui est mon meilleur ami, mais aussi mon queer eye for a straight guy, possĂšde une connaissance empirique et encyclopĂ©dique des milieux gais du xxesiĂšcle. Ça nous a beaucoup aidĂ©s. Son nouveau livre, The Secret Public: How LGBTQ Resistance Shaped Popular Culture (1955–1979) est littĂ©ralement un chef-d’Ɠuvre.

RE : Qu’est-ce qui vous a poussĂ© Ă  commencer avec les Trashmen ?

JK : « Surfing Bird » aurait Ă©tĂ© numĂ©ro un en AmĂ©rique si les Beatles n’avaient pas tout gĂąchĂ© [ruined everything with their pantaloons]


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Carte postale Boo Hooray | Programme du New York Jazz Festival 1956. Photo — Avec l’aimable permission de Johan Kugelberg et Boo-Hooray.