« Les fragments de la vraie croix… » Discussion avec Johan Kugelberg
En complĂ©ment de lâarticle de Ralph Elawani « Boo-Hooray : Outsiders Looking Out », paru dans le numĂ©ro 285 de Spirale, nous publions en ligne ce long entretien rĂ©alisĂ© par notre collaborateur avec lâhistorien, archiviste, commissaire, producteur et « homme de la renaissance » Johan Kugelberg â éminence grise derriĂšre Boo-Hooray, un centre dâarchives dĂ©diĂ© Ă la constitution, la prĂ©servation et la diffusion dâartĂ©facts des mouvements contre-culturels des  XXe et XXIe siĂšcles. Lâentretien sâest dĂ©roulĂ© dans le Lower East Side new-yorkais, au cours dâune chaude journĂ©e de juillet, oĂč lâauteur a marchĂ© sur un bas rempli de viande hachĂ©e, qui sâest avĂ©rĂ© ĂȘtre un rat mort.
Johan Kugelberg : Bienvenue chez nous ! Comme tu le vois, en ce moment, nous accueillons une petite expo quâon a organisĂ©e autour de lâĆuvre de notre ami Ben Morea, cofondateur du groupe anarchiste « Up Against the Wall Motherfuckers ». Il a aujourdâhui 83 ans. En 1966, il a publiĂ©Â Black Mask, un zine anarchiste dâavant-garde quâon ne voit pratiquement jamais, car ils sont devenus extrĂȘmement rares. Il a commencĂ© Ă peindre au dĂ©but des annĂ©es soixante et faisait partie de la « East 10th Street Scene ». Puis, en 1967, il en avait dĂ©jĂ tellement marre du Pop art quâil a tout abandonnĂ©.Â
Ralph Elawani : Est-ce que ses archives étaient bien préservées ?
JK : Nah⊠câest un vieil anarchiste. Pas le genre Ă faire ça.
RE : Ătes-vous dans ce quartier [Chinatown] depuis longtemps ?Â
JK : On sâest promenĂ©s un peu, au grĂ© des loyers et des propriĂ©taires⊠le truc habituel. Ce local
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La galerie a depuis migré vers le 160 Broadway
est un peu en dessous du prix courant.
RE : Tu es aussi professeur Ă la Rare Book School. Quâenseignes-tu ?
JK : Un corpus dâaprĂšs-guerre. Depuis environ 12 ans, je donne un cours en collaboration avec deux de mes amis, Tom Congalton et Katherine Reagan. Chaque annĂ©e, une quinzaine de personnes participent Ă ces sĂ©minaires, parmi lesquelles figurent des bibliothĂ©caires de collections spĂ©cialisĂ©es, des conservateurs de musĂ©e ainsi quâune variĂ©tĂ© de professionnels du monde du livre rare. Ils estiment avoir besoin de plus dâinformations sur lâĂ©volution des arts du livre aprĂšs la Seconde Guerre mondiale. Lâobjectif est de mieux comprendre les zines, les cassettes, les affiches sĂ©rigraphiĂ©es, les brochures et autres objets similaires. Ce cours est assez pratique, abordant les mĂ©thodes de duplication et, aussi, de maniĂšre un peu dĂ©calĂ©e, toute la « psychologie », pour ainsi dire, des cultures alternatives. En rĂ©sumĂ©, il explore cette question : comment persuader un vieil anarchiste que ses archives devraient faire partie de la collection dâune bibliothĂšque institutionnelle ?
En fait, je donne toujours lâexemple des mouvements anarchistes de la guerre civile anglaise (1642-1651). La raison pour laquelle nous avons aujourdâhui une quelconque connaissance des Ranters, des Diggers ou des [True] Levellers, câest que Cambridge et Oxford collectionnaient les brochures et tracts de ces derniers alors que ces mĂȘmes publications sâĂ©vertuaient Ă dire quâOxford et Cambridge Ă©taient les globes oculaires de la Putain de Babylone quâil fallait dĂ©truire.
RE : Parce que des individus ont eu le flair de sauvegarder le tout ?
JK : Je dirai ceci : en 2023, je crois encore et toujours que lâun des remparts les plus puissants que nous ayons contre la pure dĂ©cadence, lâoubli, lâhorreur et le chaos, ce sont les bibliothĂšques et les bibliothĂ©caires. Et je parle ici de leur intuition puissante qui les pousse Ă protĂ©ger chaque rĂ©cit, y compris ceux avec lesquels on nâest pas dâaccord.
Je sais que nous sommes tous censĂ©s prendre une claque signĂ©e Godwin quand on compare le prĂ©sent Ă lâAllemagne des annĂ©es 1920 et 1930, mais si vous vous attardez Ă la mĂ©lodie Ă©manant des lamentations haut perchĂ©es de la gauche libĂ©rale croisĂ©es aux grognements primitifs des idiots de lâextrĂȘme droite, vous remarquerez quelque choseâŠÂ Surtout si lâobjet du dĂ©bat absorbĂ© par les politiques identitaires, car celles-ci sont manifestement le jouet dâidĂ©ologues de la consommation de luxe.Â
RE : Câest une critique assez debordienne : lâunitĂ© Ă travers la consommation.
JK : Oui, Ă©videmment. Et la consommation dâidĂ©ologie devient beaucoup plus forte grĂące Ă cet appareil [il sort son tĂ©lĂ©phone]. Chaque application que tu utilises, chaque image que tu regardes, chaque texte que tu lis relĂšvent dâun rĂ©flexe de consommation. Ce truc nâest pas un portail, câest un miroirâŠ
Cela dit, je suis satisfait du rĂŽle que joue Boo-Hooray, de nos publications et du fait que nous survivons dans une Ă©conomie oĂč ce type de « mom and pop stores » a de plus en plus de mal Ă exister. Surtout avec le coĂ»t des loyersâŠ
RE : Ce qui est ironique avec les marchĂ©s de niche haut de gamme et la « curation culture », câest quâon vous propose, de plus en plus, une « version boutique » de ces petites entreprises familiales. Les gens ouvrent des bars qui ressemblent Ă des bars de quartier ou Ă des restaurants familiaux avec la grand-mĂšre qui cuisine aux fourneauxâŠ
JK : Et, bien sĂ»r, vous nây retrouverez jamais la grand-mĂšre dans la cuisine
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Jean-Laurent Cassely, auteur de No Fake: Contre-histoire de notre quĂȘte dâauthenticitĂ© mettait de lâavant la mĂȘme critique dans son livre publiĂ© en 2019.
. Ce constat est probablement liĂ© au fait dâavoir grandi dans un monde oĂč cela allait de soi. Cet aspect est peut-ĂȘtre plus prĂšs de [Raoul] Vaneigem que de Guy Debord. La bataille est entre le sublime et le pittoresque.
RE : De quelle maniĂšre ?
JK : Disons que tu viens de terminer tes Ă©tudes supĂ©rieures et que tes amis et toi souhaitez ouvrir un bar Ă lâancienne, avec des smash burgers à lâancienne, et une option vĂ©gĂ©talienne. Vous voulez que que vos amis y jouent du jazz les week-ends, et vous empruntez de lâargent Ă vos grand-mĂšres pour rĂ©aliser ce projet⊠Ne sommes-nous pas alors devant le rĂȘve glorieux des fils et des filles de la bourgeoisie industrielle, qui nâont dâautre dĂ©sir que de sortir de ce rĂŽle et de leur position sociale ? Dans cette situation, on se rend rapidement compte que lâhĂŽpital se moque de la charité⊠à mon avis, lĂ oĂč lâon se perd, dans ce labyrinthe, câest que tout ce qui Ă©tait autrefois directement vĂ©cu, dans cet exemple, est aujourdâhui uniquement relĂ©guĂ© Ă la reprĂ©sentation.
RE : Est-ce que ça empĂȘche une « vie authentique » ?
JK : Ăa nâempĂȘche pas la vie authentique. Câest autre chose. Par exemple, ce soir, chez toi, Ă MontrĂ©al, dans un bar, il y aura un groupe qui sonnera et ressemblera comme deux gouttes dâeau aux Kinks de 1964. Ils vont faire les fous, ils vont boire et peut-ĂȘtre se droguer. Quelquâun va se battre, quelquâun va baiser et quelquâun va avoir une idĂ©e de poĂšme. Tout ce beau monde, lors de cet Ă©vĂ©nement, va vivre une expĂ©rience authentique dans un cadre complĂštement inauthentique. Et ces gens nâauront probablement aucune conscience de lâinauthenticitĂ© de ce cadre. Câest un peu la racine du problĂšme de la « consommation rĂ©tro » [retro consumption].
RE : Et si ce groupe vient de lâextĂ©rieur de la ville, le lendemain, les membres seront Ă la recherche de la « vraie » expĂ©rience montrĂ©alaise : les disquaires, les cafĂ©s, les bars, les lieux de rencontreâŠ
JK : Exactement ! Les vrais fragments de la croix du Christ [shards of the true cross] ! Et sans doute un endroit oĂč Ray Davies [des Kinks] sâest rendu en 1964âŠ
RE : Ou peut-ĂȘtre, tout simplement, un endroit oĂč lâon nâa pas lâimpression de se faire arnaquerâŠÂ Cela mâoblige Ă te parler dâun truc : en marchant jusquâici, je nâarrĂȘtais pas de penser Ă quelque chose qui nâest pas propre Ă New York, mais qui me surprend Ă chaque fois que jây viens : lâinfatigable hustling. Partout oĂč il y a une parcelle de terrain, quelquâun lâutilise pour vendre quelque chose. Câest comme lâesprit du souk dans un monde de gratte-ciel. LâidĂ©e atteint ici son paroxysme : le bon goĂ»t de quelquâun devient la raison pour laquelle un t-shirt des annĂ©es 1990 sera vendu 500 $ â ou du moins dix fois le prix auquel il serait vendu Ă MontrĂ©al, par exemple.
JK : Je pense que câest un peu plus compliquĂ© que ça. En tant que SuĂ©dois qui a quittĂ© son pays pour les Ătats-Unis en 1988, je crois quâune partie de cette complexitĂ© dĂ©coule du fait de vivre dans un endroit oĂč aucun aspect du socialisme nâa jamais vraiment Ă©tĂ© fonctionnel.
RE : On revient Ă la vieille citation de John Steinbeck : « I guess the trouble was that we didnât have any self-admitted proletarians. Everyone was a temporarily embarrassed capitalist. »
JK : Tout le monde pensait pouvoir devenir millionnaire. Et cela signifie que lâavantage de New York, câest quâil y a, en quelque sorte, un pied dâĂ©galitĂ© pour tous les immigrants qui viennent ici et essaient de rĂ©aliser quelque chose. Et je le dis en tant quâimmigrant de premiĂšre gĂ©nĂ©ration. Toutefois, cette agitation, ce hustling⊠Je me demande si cela a quelque chose Ă voir avec les limites de lâespace sur cette Ăźle : le fait quâelle soit un lieu aussi vertical quâhorizontal, et que le seul endroit qui soit un « marché » est la rue. Câest le seul lieu de rencontre des diverses strates socioĂ©conomiques.
En ce qui concerne la « curation culture » new-yorkaise, je ne pense pas quâelle soit aussi Ă©pouvantable que, disons, celle de L.A. Mais il faut garder en tĂȘte que nous sommes tous et toutes empilĂ©s les uns sur les autres Ă New York. Los Angeles est une ville bien plus situationniste que New York. Câest un endroit oĂč chaque espace est censĂ© ĂȘtre amĂ©nagĂ© pour vous faire sentir dâune certaine maniĂšreâŠ
RE : Tu veux dire que cela faciliterait la « dérive » ?
JK : On ne dĂ©rive pas forcĂ©ment dans la ville situationniste, sauf si cette ville est vieille, Ă lâimage de Prague ou de Paris⊠ou peut-ĂȘtre mĂȘme de New York. Ă mon sens, la raison pour laquelle L.A. est une ville situationniste est quâil faut la voir comme⊠hum⊠un peu comme si Lagos [au NigĂ©ria] Ă©tait une ville riche.Â
Ă L.A., vous avez constamment besoin dâaller dâun point A Ă un point B pour vivre quelque chose. Et la trajectoire du voyage Ă Los Angeles ressemble Ă ces points blancs sur la carte [psychogĂ©ographique] dâAsger Jorn/Guy Debord. Câest vraiment, vraiment le cas. Si tu veux aller Ă ton cafĂ© prĂ©fĂ©rĂ©, tu dois te taper un voyage Ă travers un wasteland blanc pour y arriver. Et aprĂšs ça, si tu vas chez ta copine, ou Ă un concert, par exemple, tu dois encore traverser un autre wasteland. Ă Los Angeles, il y a un manque absolu et constant dâhorizon des Ă©vĂ©nements. Câest cette ville qui se rĂ©invente chaque matin et oĂč rien ne change, en un sens.
RE : Cette mentalité de la curation, qui est si importante à Brooklyn, a-t-elle changé aprÚs la Covid ?
JK : Non. Mais pour tout dire, les gens de mon Ăąge ne vont pas volontairement Ă Brooklyn trĂšs souvent. Ă ce stade, on a le sentiment de traverser une galerie des glaces. Je vais revenir Ă ces gars qui sonnaient comme les Kinks de 1964 : on nâa plus besoin dâĂȘtre tĂ©moin de ce genre de charades Ă un certain Ăąge.
RE : OĂč vis-tu alors aujourdâhui ?
JK : Jâhabite Ă quelques pĂątĂ©s de maisons de la galerie. Et le cabinet de chiropractie de ma femme se trouve Ă©galement Ă quelques pĂątĂ©s de maisons dâici. Nous partageons notre temps entre New York et Montauk, oĂč il y a, malheureusement, une grave infestation de milliardaires et de cĂ©lĂ©britĂ©s en Ă©tĂ©. Nous y avons achetĂ© ce qui Ă©tait sans doute la toute derniĂšre maison abordable. Nous surfons tous les deux et nos sĂ©jours de surf sont, pour ainsi dire, notre raison de vivre. Depuis la pandĂ©mie, Lila pratique Ă©galement la chiropractie lĂ -bas. Mon Ă©quipe ici est gĂ©niale ; je lui fais entiĂšrement confiance lorsque je ne suis pas sur place.
RE : Quels sont les paramÚtres financiers de Boo-Hooray ? Comment avez-vous rassemblé tout ça ?
JK : Ma premiĂšre initiative a Ă©tĂ© de constituer ce qui est devenu la plus grande archive au monde sur le hip-hop, acquise par lâUniversitĂ© Cornell en 2007. Cela mâa semblĂ© ĂȘtre une façon agrĂ©able de gagner ma vie et dâagir concrĂštement. Auparavant, jâai eu une carriĂšre de directeur gĂ©nĂ©ral et de producteur dans le monde de la musique
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Entre 1990 et 1997, Kugelberg a occupĂ© les postes de directeur gĂ©nĂ©ral (General Manager) chez Matador Records, et de responsable marketing et A&R (Artists and Repertoire) pour Def American Records, Ă©tiquette fondĂ©e par Rick Rubin. En 2008, il a Ă©tĂ© commissaire de la premiĂšre grande vente aux enchĂšres consacrĂ©e au courant punk, organisĂ©e par la sociĂ©tĂ© Christieâs.
. Cependant, il arrive un moment oĂč lâon nâa plus envie dâĂȘtre debout Ă deux heures du matin et de se faire expliquer la vie par ces gars de 22 ans qui ressemblent aux Kinks de 1964. Il faut aussi dire que jâai Ă©tĂ© gĂątĂ©, Ă lâĂ©poque, par les salaires des directeurs de disques des annĂ©es 1990 â tout ce qui a disparu avec Napster, les tĂ©lĂ©chargements, le streaming, etc. JusquâĂ prĂ©sent, nous avons placĂ© plus de 140 fonds dâarchives auprĂšs de musĂ©es et dâuniversitĂ©s. Et ces archives sontâŠ
RE : Attends, des archives de⊠qui ou quoi, par exemple ?
JK : Ăa va de poĂštes importants Ă des troupes de thĂ©Ăątre, en passant par les musiciens et les organisations politiques. Le « rĂ©sidu dâactivitĂ© » dâindividus ou dâun groupe dâindividus. Et câĂ©tait suffisant pour quâun petit groupe de personnes puisse gagner leur vie⊠jusquâĂ rĂ©cemment⊠avant la Covid.Â
RE : Comment fixez-vous le prix de ces items ?
JK : Arbitrairement! [rires] Aussi arbitrairement que la vie elle-mĂȘme. Si jamais tu vas chez Bolerium Books, à San Francisco â peut-ĂȘtre le plus grand vendeur de livres anciens de toute lâAmĂ©rique â, tu constateras que leur slogan est « Combattre le fĂ©tichisme de la marchandise par le fĂ©tichisme de la marchandise ». Câest lâessence mĂȘme de tout le processus. Tu sais, jâai le mĂȘme problĂšme avec le capitalisme quâHomer Simpson ou Edward Gibbon⊠Mais si une valeur pĂ©cuniaire ne peut ĂȘtre attachĂ©e aux rĂ©cits culturels, il devient trĂšs difficile de les prĂ©server de les numĂ©riser⊠ou de tuer les punaises de lit, dans certains cas. Lorsque les objets peuvent ĂȘtre monĂ©tisĂ©s, ils ne sont pas jetĂ©s. Mais le tout devient effectivement compliquĂ© lorsquâil sâagit dâarchiver les traces dâorganisations ou dâindividus aux politiques radicales. Plusieurs questions se posent.
RE : Et lâon ne parle mĂȘme pas dâayants droit ou de successions iciâŠ
JK : Jâai de nombreuses histoires dâhorreur, mais jâai aussi de nombreuses histoires merveilleuses Ă ce sujet. Le tout accompagne souvent la trajectoire de la crĂ©atrice ou du crĂ©ateur culturel : quelle Ă©tait sa relation avec ses enfants, dans quel Ă©tat les crĂ©ations ont-elles Ă©tĂ© laissĂ©es, etc. Les gens me parlent tout le temps de ce qui se perd⊠Câest le contraire qui mâintĂ©resse. Je suis trĂšs proche de Gee [Gee Vaucher] et Pen [Penny Rimbaud] de Crass. Jâai travaillĂ© avec eux et jâai crĂ©Ă©Â une archive de leurs zines. Je me suis rendu compte que plus on vieillit, plus on comprend que ce que lâon admirait chez des gens aux engagements radicaux â de Kropotkine Ă Crass ou Vaneigem â sâavĂšre surtout leur engagement dans la vie quotidienne. La maniĂšre dont ils agissent. Dâautant plus que vous traversez une Ă©poque oĂč lâoppression est presque aussi tangible quâelle lâĂ©tait sous la rĂ©publique de Weimar.Â
Et une chose que nous ne devons pas oublier, câest que ceci [il sort Ă nouveau son tĂ©lĂ©phone] est une indication que nous sommes au milieu dâun changement de paradigme. Et quand vous ĂȘtes au milieu dâun changement de paradigme, vous ne pouvez pas identifier le paradigme prĂ©cĂ©dent ou le paradigme suivant, parce que vous nâavez aucune fucking idĂ©e de la suite⊠ou de ce qui a prĂ©cĂ©dé⊠câest encore toute cette histoire de galerie des glaces [il agite son tĂ©lĂ©phone].Â
Câest pourquoi je pense que Boo-Hooray apporte sa pierre Ă un Ă©difice beaucoup plus noble que ne lâest le temple du capital culturel : il ne sâagit pas seulement de pointer un artĂ©fact et de dire « Voyez comme câest cool. » LâidĂ©e est surtout de pouvoir dire : « GrĂące Ă ceci ou Ă cela, je pense autrement aujourdâhui. »
Au fait, es-tu au courant de lâexpo que jâai montĂ©e lâannĂ©e derniĂšre, Ă Istanbul, pour la Biennale, avec [les artistes] Jonah Freeman et Justin Lowe ?
RE : Non. Parle-moi-sâ-enâŠ
JK : Nous avons crĂ©Ă© une salle de lecture appelĂ©e Random Forest, qui contenait environ 1 200 livres subversifs, dans un environnement conçu sur mesure. Des dizaines de milliers de personnes sont venues. Nous avons prĂ©sentĂ© des lectures de poĂ©sie, de la musique ; tout cela dans une sociĂ©tĂ© terriblement oppressive.Â
Notre prochaine expo mettra en scĂšne un magasin de disques fictif dans un environnement (fictif) tout aussi dĂ©sespĂ©rĂ© et mystĂ©rieux que celui des disquaires dâantan. Il y aura des disques quâon pourra seulement toucher, mais pas Ă©couter. Nous allons emballer sous pellicule les disques aux pochettes attrayantes et les mettre dans des bacs, mais on ne pourra pas les Ă©couter. Il y aura aussi des disques quâon ne pourra pas acheter. Il y aura des sculptures parodiant le monde des disquaires et bien dâautres choses.Â
RE : Te souviens-tu de ton point dâentrĂ©e la contre-culture ?  Ce qui tâa fait « penser diffĂ©remment », comme tu le mentionnais plus tĂŽt ?
JK : Jâai 58 ans. La premiĂšre chose qui mâa fait rĂ©aliser que jâĂ©tais un outsider looking out plutĂŽt quâun outsider looking in a Ă©tĂ© le punk rock.
RE : Outsider looking out ?
JK : Oui, câest lâessentiel. Toujours regarder Ă lâextĂ©rieur, car toute notre vie, nous devrons naviguer parmi les squares. Une fois cela Ă©tabli, la prochaine Ă©tape consiste Ă dĂ©terminer comment mettre en Ćuvre ces leçons apprises dans les marges.Â
RE : Ătais-tu un skater ?
JK : Oui, de 1976 Ă 1999. Ă ce sujet, je viens tout juste de pondre une recension du plus rĂ©cent livre de Ed Templeton [skater et artiste visuel]. Un chef-dâĆuvre.Â
RE : Jâai 20 ans de moins que toi. Et pour beaucoup de jeunes de ma gĂ©nĂ©ration, le point dâentrĂ©e dans ces univers Ă©tait la culture du skateboard, et, accessoirement, des gars comme Ed Templeton.
JK : Ed a essentiellement le mĂȘme discours. Et je pense quâil a environ dix ans de moins que moi. Dans les annĂ©es 1970, quand jâai commencĂ© Ă skater, câĂ©tait une mode. Ce nâĂ©tait pas une forme de « politique identitaire » qui vous ouvrait Ă une nouvelle culture, comme ça a Ă©tĂ© le cas dans le monde du skateboard post-Mark Gonzales [skater/artiste/poĂšte] ou Ed Templeton.Â
Quelques minutes avant que tu arrives ici, Leo Fitzpatrick [acteur, notamment dans Kids de Larry Clark] Ă©tait avec moi. Je lui ai montrĂ© le livre de Ed. Nous avons parlĂ© de ce que le skateboard signifiait pour les jeunes aprĂšs les annĂ©es 1990. Il y avait tout ce cĂŽtĂ© liĂ© au fait de faire de lâart, des zines, de la photographie.
Jâai Ă©crit un livre, il y a environ dix ans, sur lâesthĂ©tique punk. Lorsque nous avons rĂ©digĂ© cet ouvrage, nous avons eu une conversation avec [lâauteur] William Gibson. Bill a dit quâil considĂ©rait le punk comme la derniĂšre macro-tribu. Mais en y rĂ©flĂ©chissant aujourdâhui, peut-ĂȘtre que le skateboard est aussi une macro-tribuâŠÂ
Le livre de Templeton est trĂšs intĂ©ressant Ă mes yeux, car je ne connais pas le niveau de cĂ©lĂ©britĂ© de beaucoup des personnes qui y sont mentionnĂ©es. En le lisant, je regardais la trajectoire de leurs voyages, leurs aventures, de leurs environnements. Tout cela Ă travers les yeux dâun auteur qui est aujourdâhui un homme dâĂąge moyen et qui met une espĂšce de terme Ă cette portion de son existence.
Dans Punk: An Aesthetics (2012), Bill Gibson soulignait un truc : si vous descendez la place Saint-Markâs Place [Ă New York] et que vous voyez un spĂ©cimen de punk de qualitĂ© musĂ©ale, avec un mohawk de qualitĂ© musĂ©ale, eh bien rien de tout cela nâappartient pas Ă la « boule de code » [rolling ball of code] qui donne son identitĂ© au punk rock.Â
RE : Le « punk rock expliquĂ© aux parents »âŠ
JK : Exact. A contrario de cela, si ta niĂšce, par exemple, dĂ©cide quâelle veut une option vĂ©gĂ©tarienne Ă lâĂ©cole, et quâelle dĂ©cide de prendre les devants pour prĂ©parer de la nourriture pour toutes ses amies, on se rapproche beaucoup plus, Ă travers cet esprit DIY, de la Rolling ball of code punk rock.
Lorsque jâai dĂ©mĂ©nagĂ© Ă New York, en 1988, je me suis rapidement retrouvĂ© dans une situation oĂč beaucoup de choses que je ne pouvais pas faire en SuĂšde pouvaient ĂȘtre faites naturellement ici. Il Ă©tait possible dâĂ©crire sur la musique pour un magazine, de faire partie dâune Ă©mission de radio, de travailler pour une maison de disques.
Ă cette Ă©poque
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Ă la mĂȘme Ă©poque, Kugelberg faisait Ă©galement paraĂźtre les quatre premiers volumes des compilations punk Killed by Death dont il est question dans lâarticle de Ralph Elawani.
, dâautres chasseurs de raretĂ©s punk comme Tesco Vie, Tim Yohannon [fondateur de la revue Maximum Rock n Roll], Pascal Poirier et Lars Wallin Ă©taient de vĂ©ritables historiens-enquĂȘteurs. Toutes ces musiques marginales [punk, free jazz, psych] nâavaient pas encore Ă©tĂ© entachĂ©es par une jubilation Ă©litiste ou un intĂ©rĂȘt financier.
Cela fait peut-ĂȘtre aussi partie de tout ce hustlinâ and bustlinâ new-yorkais dont tu parlais. Dans ce monde prĂ©numĂ©rique, il Ă©tait possible de trouver de gens avec qui il Ă©tait nĂ©cessaire de connecter. Il y avait des magasins de disques, des fanzines, des salles de concert underground, etc. Et avant Nirvana, avant les annĂ©es 1990, câĂ©tait aussi encore complĂštement en dehors du commerce.
Beaucoup de gens qui Ă©taient impliquĂ©s dans ces rĂ©seaux avant quâil nây ait une quelconque composante dâentreprise commerciale ont Ă©tĂ© dĂ©concertĂ©s par Kurt Cobain Ă SNL, Top of the Pops ou que sais-je⊠Ăa⊠et par tous ces groupes que nous aimions qualifier de poseurs et de phonies, Ă la maniĂšre dâun JD. Salinger. CâĂ©tait un peu comme sâil fallait faire semblant que câĂ©tait cool⊠ou quâon Ă©tait censĂ©s sâĂ©merveiller devant Pearl Jam, Smashing Pumpkins ou que sais-jeâŠ
RE : Câest ainsi que tu vois tout cela rĂ©trospectivement ?
JK : Une chose qui est dĂ©licate, Ă 58 ans, câest dâĂ©prouver le mĂȘme genre de sentiments Ă lâĂ©gard des frimeurs, des imposteurs et des sell-out quâon avait Ă 16 ans⊠et de savoir quâon ne peut pas y Ă©chapperâŠ
RE : As-tu traversé une crise de la quarantaine ?
JK : Je ne sais pas si jâen ai vĂ©cu une ; si elle est derriĂšre moi ou si elle mâattend encoreâŠ
RE : Jâai entendu dire que lorsque les hommes atteignent 35 ans, ils passent gĂ©nĂ©ralement par une phase oĂč ils achĂštent des outils DeWalt et dĂ©veloppent un intĂ©rĂȘt pour un conflit militaireâŠ
JK : Des outils The What ?
RE : DeWalt⊠Câest une marque⊠Les outils jaunesâŠ
JK : Quand tu es EuropĂ©en â SuĂ©dois, comme moi, par exemple -, gĂ©nĂ©ralement tu as assez peu de problĂšmes avec ton identitĂ© masculine. DâoĂč je viens, les gars ont rarement peur dâĂȘtre vus comme Ă©tant « effĂ©minĂ©s » ou « maniĂ©rĂ©s » ou dâĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des « faibles » parce quâils arborent, par exemple, un foulard Ă fleurs. Nous savons que rien de tout cela nâa dâimportance.
RE : Jâai lu quelque part que tu as commencĂ© Ă surfer il y a quelques annĂ©esâŠ
JK : Oui, parce que je ne pouvais plus skater ou skier⊠lâidĂ©e Ă©tait de trouver quelque chose qui ne fasse pas mal quand on tombe et qui procure un peu le mĂȘme frisson et le mĂȘme bonheur que le ski ou le skate. [Il prend son ordinateur et ouvre un fichier PDF]. Tu vois, ça câest un autre livre que je prĂ©pare avec mon ami Danny [Dimauro]. Il sortira au dĂ©but de 2024 aux Ă©ditions Rizzoli. Câest un livre sur la culture surf des annĂ©es 1960 et 1970 sur la cĂŽte est du New Jersey. Pas un sujet particuliĂšrement subversif, mais câest trĂšs outsider et ça me plaĂźt bien. Câest aussi Ă©videmment plein de romantisme pittoresque⊠et en ce sens, je sais que ce nâest pas si loin non plus des stupides restaurants de Bed-Stuy [Bedford-Stuyvesant, Ă Brooklyn] qui ont pillĂ© le Midwest pour leur dĂ©corationâŠ
RE : Combien dâexemplaires ?
JK : Trois mille, peut-ĂȘtre. Rien Ă voir avec la rentabilitĂ©. Comme Penny Rimbaud [de Crass] le dit si bien : on fait les choses parce que câest ce qui doit ĂȘtre fait. Je prĂ©pare Ă©galement un livre sur la carriĂšre dâun artiste visuel dâAlan Vega
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Voir Ă ce sujet le documentaire de Marie Losier Alan Vega, Just a Million Dreams (2014).
 [du groupe Suicide].
RE : As-tu Ă©tudiĂ© lâhistoire de lâart ?
JK : Non. La philosophie. Et un peu dâhistoire ancienne. Les Grecs, les Romains.
RE : Je suis toujours impressionnĂ© par les connaissances accumulĂ©es par des gens comme Nick Tosches ou Jimmy McDonough, qui ne sont jamais allĂ©s Ă lâuniversitĂ© et sont devenus Ă©rudits dans leur domaineâŠ
JK : Et il y a aussi le contraire : [lâĂ©crivain/journaliste] Richard Meltzer Ă©tait toute une tĂȘte Ă Yale. Il jouissait dâune solide rĂ©putation. Dâautres, comme Lester Bangs, deviennent de moins en moins lisibles Ă mesure que lâon vieillit⊠mais Meltzer est un cogneur. Agressivement érudit. Il mâa toujours rappelĂ© Bob Mack [dĂ©cĂ©dĂ© en 2023], le gars qui Ă©ditait le magazine des Beastie Boys [Grand Royal Magazine]. Un Ă©crivain sous-estimĂ©. Mais parmi tous les gens de cette gĂ©nĂ©ration que tu mentionnes, je pense que Tosches est tout simplement LE grand enquĂȘteur. Ăa ne sâapprend pas. On naĂźt avec ça. CâĂ©tait son talent.Â
Je viens de lire le livre de Dave Marsh [critique musical] sur [la chanson] « Louie Louie ». Tout simplement fantastique. Un beau travail dâĂ©rudition. Jâaime aussi encore beaucoup Greil Marcus. Je continue de croire que le fait dâavoir publiĂ©Â Lipstick Traces en 1983 est quelque chose dont Greil devrait ĂȘtre fier. Cela dit, comme je nâai aucun intĂ©rĂȘt pour Bob Dylan, je nâai jamais lu aucun de ses livres sur le sujet.
Mon meilleur ami, lâĂ©crivain anglais Jon Savage, aura 70 ans en septembre. Nous prĂ©parons un livre pour cette occasion. Greil a Ă©crit un trĂšs beau texte. Peter Saville [Directeur artistique qui a travaillĂ© avec Joy Division/New Order] a aussi collaborĂ©, tout comme Johnny Marr de The Smiths. Greil et Vivien Goldman [journaliste/musicienne/biographe], qui a confiĂ© Ă Jon ses premiĂšres piges, ont rĂ©digĂ© des textes trĂšs succincts sur la maniĂšre dont notre perspective sur lâĂ©criture change avec le temps.
Ăa mâa fait penser Ă Henri Michaux : il avait lui aussi Ă©crit un joli texte sur la suspicion que nous sommes censĂ©s Ă©prouver envers notre propre Ă©critureâŠ
RE : Je me souviens dâavoir lu quâil nâaimait pas relire ses premiers ouvrages comme Un barbare en Asie (1933).
JK : Il ressemblait presque Ă Cioran, dans un sens : en colĂšre contre son propre talent. Ce qui est probablement bien. Cela Ă©tant dit, la principale chose sur laquelle je bosse en ce moment est un autre livre que jâai fait avec Jon [Savage] pendant la Covid : un livre sur le proto punk. Environ 190 pages de texte et 80 pages dâimages. Nous avons essayĂ© de rĂ©diger un texte quelque peu Ă©rudit, amusant Ă lire, sur le proto punk dans le mondeâŠ
RE : Simply Saucer et compagnie ?
JK : Peut-ĂȘtre mĂȘme, un peu plus niche⊠et un peu plus gai ! Ce qui est intĂ©ressant, câest que le genre en soi nâexistait pas. Personne ne pouvait sa voir quâil ou elel faisait du « protopunk ». Nous avons dĂ©cidĂ© de commencer par The Trashmen. Je crois que, jusquâau moment oĂč nous avons entamĂ© ce projet, je nâavais jamais rĂ©alisĂ© Ă quel point les origines du punk sont gaies. Jon, qui est mon meilleur ami, mais aussi mon queer eye for a straight guy, possĂšde une connaissance empirique et encyclopĂ©dique des milieux gais du xxesiĂšcle. Ăa nous a beaucoup aidĂ©s. Son nouveau livre, The Secret Public: How LGBTQ Resistance Shaped Popular Culture (1955â1979) est littĂ©ralement un chef-dâĆuvre.
RE : Quâest-ce qui vous a poussĂ© Ă commencer avec les Trashmen ?
JK : « Surfing Bird » aurait Ă©tĂ© numĂ©ro un en AmĂ©rique si les Beatles nâavaient pas tout gĂąchĂ© [ruined everything with their pantaloons]âŠ