La fluidité des marionnettes
The Making of Pinocchio. Création : Rosana Cade, Ivor MacAskill ; interprétation : Rosana Cade, Rachel Gammon, Jo Hellier, Ivor MacAskill ; scénographie, accessoires, costumes : Tim Spooner ; son : Yas Clarke ; caméras : Jo Hellier ; lumières : Jo Palmer ; vidéo : Jo Hellier, Kirstin McMahon ; une production de Artsadmin, présentée dans le cadre du Festival TransAmériques, en collaboration avec le Conservatoire d’art dramatique de Montréal, du 25 au 27 mai 2023.
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Les Aventures de Pinocchio de Carlo Collodi est depuis longtemps passé au statut de classique de la littérature mondiale. En témoigne le grand nombre d’adaptations qui ont vu le jour depuis sa publication en 1883, au théâtre comme au cinéma (la version créée par Disney en 1940 et revisitée l’an dernier en live-action, ou encore le récent Pinocchio réalisé par Guillermo Del Toro en stop-motion, sont sans doute ses actualisations les plus connues). Comment, après toutes ces tentatives, peut-on encore espérer renouveler le discours entourant cette œuvre? C’est pourtant ce que font de brillante façon Rosana Cade et Ivor MacAskill avec The Making of Pinocchio, spectacle présenté ces jours-ci dans le cadre du Festival TransAmériques. Les deux créateurices s’approprient les invariants de la quête identitaire de Pinocchio, mais cette fois à travers des lunettes queers. C’est-à-dire qu’iels s’inspirent de l’expérience réelle de transition d’Ivor MacAskill afin d’interroger le désir qu’a la marionnette de Collodi de devenir « un vrai garçon ». L’analogie est d’une telle efficacité et paraît d’une telle évidence qu’on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi personne n’y avait pensé plus tôt.
Dangereuse quête de légitimité
Le spectacle s’ouvre sur une critique du rôle de sculpteur, celui endossé par des hommes qui, comme Geppetto, décident du destin des arbres ; tel arbre deviendra une table, tel autre une chaise, et tel autre une marionnette. Leur identité est déterminée à l’avance et, dès lors, figée par des gens qui ressentent constamment le besoin de tout fixer, de tout catégoriser, incapables de saisir la multitude que contient chaque être.
La marionnette possède néanmoins une dimension queer : on peut en réarranger les membres à sa guise, en ajouter, en retirer, on peut modifier son apparence ; elle est la figure par excellence de la fluidité, de l’entre-deux identitaire. D’où vient alors le souhait de Pinocchio d’être un « vrai garçon » ? Telle est la question que se posent Cade et MacAskill. En effet, ce désir de mettre fin à l’indécidabilité de l’identité vient-il d’influences extérieures ? Pinocchio tente-t-il seulement de se conformer à une catégorie préexistante dans le but d’être lisible aux yeux des autres (en adoptant les codes de la masculinité, par exemple)? Car comme la fée bleue le lui indique, pour devenir un « vrai garçon », il devra d’abord parvenir à convaincre deux personnes qu’il en est un, leur prouver son authenticité. C’est ici que l’enjeu de la transidentité rejoint le parcours de Pinocchio, dans cette nécessité de prouver sa vérité au reste de la société pour être accepté, quitte à se diminuer pour répondre aux attentes. Mais Pinocchio ne va-t-il pas justement perdre ce qui le rend unique dans cette quête de légitimité?
Un tableau du spectacle nous montre d’ailleurs celui-ci performant sur une scène de théâtre où est dévoilé, partie par partie, le corps nu d’Ivor MacAskill. On apercoit alors les cicatrices de sa « top surgery » et ses organes génitaux. Cette spectacularisation du corps trans participe ici d’un double discours : une libération, une sortie de la honte, alors que le corps est montré, sans pudeur, en public, mais aussi une forme de critique par rapport à la violence que peut dissimuler cette pratique obligeant les personnes trans à constamment devoir prouver leur identité, à répondre à la curiosité (souvent malsaine) des gens par rapport à leur chirurgie d’affirmation de genre, comme s’iels étaient des bêtes de cirque.
Dédevenir un vrai garçon
Lorsque Pinocchio se retrouve ensuite sur l’Île des Plaisirs, ce dernier n’est pas associé au monde des jouets, comme dans le film de Disney, mais bien à l’acte sexuel. Pinocchio y découvre l’extase, une sortie de soi qui lui permet de se défaire momentanément de son identité, d’en faire sauter toutes les barrières. Pendant quelques minutes, les corps des deux interprètes s’entremêlent jusqu’à n’en former plus qu’un, un grand organisme fluide, désorganisé, traversé par des pulsions. L’identité fout le camp et laisse toute la place aux sensations, embrassant alors un rapport au monde tout à fait queer. On joue aussi pendant un moment avec l’esthétique du gros plan : une caméra capte, comme un microscope, la peau et les poils d’Ivor MacAskill, contribuant là aussi à souligner le caractère non-identifiable du personnage.
Le titre du spectacle The Making of Pinocchio est, pour cette raison, ingénieux. S’il souligne la forme hybride du spectacle, mélangeant la représentation théâtrale plus classique aux commentaires personnels sur la biographie des créateurices et leur processus de création, il insiste aussi sur le « making » – la fabrication, le devenir inachevé – de Pinocchio. Car c’est bien ce que célèbre la proposition de Cade et MacAskill : la fluidité et l’inachèvement queer, plutôt que la finitude et la fixité identitaire, qui nous obligent à nous enfermer dans des cases contraignantes. En cela, le spectacle incarne parfaitement la définition que donne Colette St-Hilaire du terme « queer », qui renvoie à « l’idée d’une fluidité, d’une suspension de l’identité ; à la remise en question de la viabilité et de l’utilité́ politique des catégories de l’identité́ sexuelle ; à la transgression des normes sexuelles, à la multiplication des identités et des pratiques marginales. Être queer, c’est brouiller les frontières, mélanger les genres, promouvoir l’instabilité et l’indécidabilité des identités. »
Le spectacle se termine d’ailleurs littéralement en queue de poisson (soit dans le ventre de la baleine), alors que les deux interprètes font le choix conscient de ne pas conclure le spectacle. Ce faisant, un monde de possibilités s’offre à elleux : iels peuvent rejouer le spectacle depuis le début s’iels le souhaitent, en modifier des parties, interpréter des rôles différents de ceux qu’iels ont joués dans la version qui vient de nous être présentée, etc. N’ayant pas de fin, le spectacle n’a ainsi pas l’obligation de demeurer figé dans une forme définitive et mortifère. Le processus, théâtral comme identitaire, reste en suspens – nous encourageant à ne pas fixer non plus ceux que nous traversons.