Ce qui nous rapproche, ce qui nous éloigne
Qui a tué mon père. Texte : Édouard Louis ; mise en scène : Jérémie Niel ; interprétation : Félix-Antoine Boutin, Martin Faucher ; assistance à la mise en scène : Ariane Lamarre, Erika Maheu-Chapman ; lumières : Cédric Delorme-Bouchard ; costumes : Léonie Blanchet ; conception sonore : Sylvain Bellemare, Francis Rossignol ; accessoires : Marisol Vachon ; une production de Pétrus, présentée au Théâtre de Quat’Sous, du 22 novembre au 10 décembre 2022.
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« Si ce texte était un texte de théâtre, c’est avec ces mots-là qu’il faudrait commencer : Un père et un fils sont à quelques mètres l’un de l’autre dans un grand espace, vaste et vide. » Voilà les mots sur lesquels s’ouvre le livre Qui a tué mon père d’Édouard Louis, publié en 2018. Comme si l’auteur avait, dès le départ, été conscient du potentiel dramaturgique de son récit et qu’il avait cru bon inviter les créateurs à s’approprier cette partition de 70 pages. Une permission n’ayant apparemment pas échappé à l’attention de Jérémie Niel, qui nous en offre aujourd’hui une mise en scène inspirée au Théâtre Quat’Sous. Tout en demeurant fidèle à l’imaginaire qui traverse le texte de Louis, Niel parvient à créer des moments de grande poésie qui nous font osciller sur la limite entre réel et fantasme.
Une histoire de décalage
La ligne directrice que semble s’être donné le metteur en scène est celle des contrastes, elle-même inspirée par les nombreuses oppositions traversant la relation père/fils qui gouverne ce récit-témoignage : parole et silence, hétérosexualité et homosexualité, classe bourgeoise et classe populaire, etc. On instaure ce type de décalage dès les premiers moments du spectacle, alors que celui-ci s’ouvre, de manière étonnante, sur la chanson « Barbie Girl » d’Aqua, lancée à plein volume tandis que la salle est plongée dans le noir. La chanson s’interrompt au moment où apparaissent le père et le fils, installés au milieu d’une cuisine minimaliste. Le second se lance dans une logorrhée verbale : livrée sur un ton tout sauf déclamatoire, elle ne s’interrompra plus. Sa voix étant amplifiée par un micro, Félix-Antoine Boutin peut alors adopter le ton de la confidence sans qu’on perde les nuances fines de son jeu. Ce dispositif permet aussi aux paroles du fils d’être constamment parasitées par des bruits ambiants : la toux du père, la pelure de la pomme qu’on retire, le grésillement du beurre qui cuit dans la poêle, etc. Ses réflexions se mêlent aux gestes ordinaires, elles s’inscrivent dans la banalité du réel sans être mises sur un piédestal intellectuel.
Ce qui nous apparaît d’abord comme une proposition réaliste (et un peu convenue) prend cependant une tournure poétique au début du deuxième tableau. Pendant que le fils relate un épisode d’une grande violence, un moment charnière de leur relation où il a « failli tuer [son] père », ce dernier est au centre de la scène habillé en majorette (en référence à un souvenir évoqué plus tôt dans le spectacle), enchaînant les rictus et les cris silencieux à la façon d’un clown triste, condamné au silence et à la retenue ; un homme déguisé en femme qui, bien qu’ayant « l’air heureux », a appris à ne « jamais se comporter comme une femme ». Le paradoxe produit par cette superposition, en plus d’ajouter profondeur et cohérence au spectacle, voire une poésie inattendue, vient dynamiser au bon moment une mise en scène qui devenait prévisible.
La masculinité en négatif
Le dernier tableau du spectacle va encore plus loin dans cette plongée onirique alors que les deux comédiens se retrouvent enveloppés dans un nuage de fumée que mettent en valeur les ingénieux éclairages de Cédric Delorme-Bouchard. Comme l’écrivait Louis : « Ils sont près l’un de l’autre mais ils ne se trouvent pas. Parfois leurs peaux se touchent, ils entrent en contact mais même là, même dans ces moments-là ils restent absents l’un de l’autre. » Le jeu physique de Boutin et Faucher est à ce titre d’une grande précision. Les deux interprètes se frôlent, s’attirent et se repoussent au milieu de ce brouillard, mais toute étreinte demeure impossible.
Au fil des réflexions formulées par le fils tout au long du spectacle, deux phrases retiennent notre attention : « Ta vie prouve que nous ne sommes pas ce que nous faisons, mais qu’au contraire nous sommes ce que nous n’avons pas fait, parce que le monde, ou la société, nous en a empêchés », et un peu plus tard : « D’une manière générale, quand je repense au passé et à notre vie commune, je me souviens avant tout de ce que je ne t’ai pas dit, mes souvenirs sont ceux de ce qui n’a pas eu lieu. » L’essence du spectacle se précise alors : cette relation ne peut être comprise que par la négative, par ce qu’elle n’a pas été. L’amour qu’éprouvent l’un pour l’autre le père et le fils ne se mesure qu’à travers leur honte d’aimer ; elle se donne à voir par des écarts et des ruptures. Comme le fait Édouard Louis avec les mots, la mise en scène de Jérémie Niel révèle ce qui est habituellement tu en portant son attention sur les corps : ceux-là même ayant le double mandat d’accuser le poids des systèmes qui nous oppressent et d’exprimer ce qu’on ne saurait dire, faute de mots. Et c’est peut-être justement dans ce rapport particulier au corps que la transposition théâtrale de Qui a tué mon père trouve ici toute sa pertinence.
crédits photos : Fabrice Gaëtan